Les Tute bianche à Gênes

Ce qui s’annonçait comme le grand spectacle de Gênes devait compter avec un acteur de premier ordre : la contestation simulée. Avec des mois d’avance par rapport aux journées de juillet 2001, le Genoa Social Forum (GSF) avait commencé une longue négociation avec l’administration municipale, le gouvernement et les dirigeants des forces de l’ordre, à propos des financements et des lieux du “contre-sommet”, mais aussi à propos des modalités de la protestation. A partir d’avril, avec une cadence hebdomadaire, les différentes composantes du GSF (les futures “aires thématiques”) mettaient en scène devant les journalistes, dans des centres sociaux, des gymnases et des paroisses, des représentations répétées des affrontements. Aux diverses “âmes du mouvement” correspondait une foule de consultants et de spécialistes qui fournissaient l’outillage adéquat et distillaient les décalogues comportamentaux opportuns. Evidemment, ceux qui refusaient la logique de la hiérarchie et des tractations n’avaient pas voix au chapitre concernant les décisions prises par les soi-disant représentants du mouvement (lesquels, une fois le tout réglé, proposèrent un référendum informatique auquel seuls des policiers et des journalistes ont répondu). A l’intérieur du GSF, une sorte de cartel qui réunissait un vaste panel de démocrates, des catholiques de base de Lilliput à Rifondazione comunista, de parties des Verts aux Tute Bianche, se liait un pacte selon lequel les participants s’engageaient, au cours de la contestation, à “respecter les hommes et les choses”. En coordination avec le GSF, mais sur des bases indépendantes, il y avait également le Network per i diritti globali [Réseau pour les droits globaux], composé des Cobas [syndicats de base] et de certains centres sociaux. Dans ces notes, nous nous arrêterons surtout sur les Tute Bianche. Il nous semble en effet plus utile de démasquer les pacificateurs habiles dans leur déguisement de rebelles. Les prêtres de la politique classique se démasqueront tout seuls.
Pour créer l’ “événement médiatique”, le blindage de la ville et la création d’une véritable zone de guerre ne suffisaient pas. On voulait les déclarations ronflantes des contestataires. C’était précisément le rôle des Tute bianche, joué avec une stratégie publicitaire bien précise. Ainsi, les semaines précédant le sommet sont une succession de rhétorique guerrière, construite principalement avec quelques slogans inspirés du sous-commandant Marcos. Le 20 juin, au Palazzo Ducale à Venise, quelques Tute Bianche en costume zapatiste, avec autant de passe-montagnes, mettaient en scène un petit spectacle devant les caméras de télévision, lisant une sorte de déclaration de guerre copiée sur les communiqués de l’EZLN. A la même période, à l’hydrobase de Milan, ils simulaient avec des zodiacs l’ “encerclement” par la mer des “seigneurs de la terre”. Dans ce cas aussi, les futurs Disobbedienti n’ont pas oublié de lire les immanquables déclarations aux journalistes. De proclamation en proclamation, on en est arrivé aux journées gênoises.
En même temps que ces phrases à effet, lors de rencontres répétées avec la police, Casarini [porte-parole des Tute bianche] et compagnie définissaient dans le détail les modalités d’un conflit simulé selon un scénario déjà plusieurs fois expérimenté. Sur ce point, l’interview lâchée par Luigi Manconi à La Repubblica le 14 juillet 2001 est exemplaire (1). Par le biais d’accords préventifs avec la police et à travers un “groupe de contact” («composé d’avocats, de parlementaires, de porte-paroles des associations et des centres sociaux»), qui devait annoncer «ouvertement ses propres intentions et objectifs», les “affrontements” auraient dû devenir une parfaite mise en scène médiatique, autopromotionelle pour les Tute bianche et arrangeante pour les forces de l’ordre. Mais pour qu’un spectacle fonctionne, il faut s’assurer qu’aucun trouble-fête ne vienne ruiner le tout. A ce propos, le préfet de Gênes de l’époque déclarera devant la commission d’enquête parlementaire le 28 août 2001 : «Je dirais plus : un fonctionnaire de mon département avait un contact direct avec Casarini. On lui a accordé, le soir du 20 au 21 juillet, la mise en place de ces containers parce qu’il avait su que, tout en faisant partie du Genoa social forum, les tute bianche n’étaient pas d’accord avec le network et les cobas : il avait donc peur que les autres, avec une frange extrémiste, puissent perturber son cortège qui devait passer via Tolemaide. Sur ce, nous avions alors créé ce mur de container que la Repubblica a bien décrit dans son article. L’affrontement devait se passer piazza Verdi avec la fameuse “petite mise en scène”, qui donnait de la visibilité au mouvement des tute bianche». Les paroles du tortionnaire et assassin Colucci, grand responsable des rues de Gênes, n’ont jamais été démenties. Seules les dates sont fausses : il s’agit du soir du 19 au 20 juillet. «Casarini a confirmé les contacts. Et il a aussi confirmé un détail ultérieur : dès le soir du 19 juillet, il avait conscience que certains éléments du dit network (qui comprenait aussi quelques Cobas) voulait accomplir des gestes de violence. Ce fut justement en prévision de cette urgence, comme le confirment également des sources du Viminale [Elysée italien] que le quartier de Foce fut parsemé de containers du soir au matin. (...). C’est justement du côté des disobbedienti que serait parti, lors d’une étroite série de contacts et de coups de téléphone avec quelques référants de la Digos locale, l’urgence à propos des violences que préparait une partie des contestataires» ( ‘Digos e disobbedienti uniti contro i black bloc’, Il Secolo XIX, 30 janvier 2003).
Malgré tout cela, les accords ont sauté, le spectacle prévu s’est terminé. A la fin de la matinée du 20 juillet, plusieurs centaines de rebelles anonymes ont commencé à attaquer les structures du capitalisme —les banques, les bureaux des multinationales, des casernes et une prison— en se contrefichant de la “zone rouge” et en évitant l’affrontement direct avec la police. Le cortège des Disobbedienti (c’est maintenant leur nom : au dernier moment, Casarini et compagnie ont enlevé la salopette blanche pour se mélanger “avec la multitude du mouvement”) part du stade Carlini à 13h30. Le cortège descend très lentement et fait de nombreuses pauses. Aux premières lueurs des incendies au loin, un porte-parole harangue les journalistes en leur défendant d’attribuer ces actions aux Disobbedienti. Le cortège continue son chemin avec prudence en se mettant en tortue pour affronter les heurts simulés. Mais via Tolemaide, les carabiniers chargent violemment. Toutes les propositions d’assaut virtuel sautent. Après cette charge, de nombreux manifestants abandonnent toute intention pacifique et se battent avec détermination. Malgré les invitations répétées des chefs à ne rien lancer contre les carabiniers, la base, rejointe par différents groupes du “black bloc” et des autonomes, engagent une bataille qui durera jusqu’à 17h30. C’est au cours de ces affrontements que cette ordure de Placanica assassinera Carlo Giuliani. Jusqu’au soir, l’insubordination à la hiérarchie sera totale, même du côté des Disobbedienti. Quant à Carlo, voici ce que dira à chaud un porte-parole des Tute bianche de gênes, avant que les vautours de la politique commencent à planer au-dessus de son cadavre : «Nous le connaissions peu, nous le rencontrions quelque fois au bar Asinelli. C’était un punkabbestia [“crusty”, “chamard”], un de ceux qui n’ont pas de travail mais qui portent beaucoup de boucles d’oreilles, un qui veut entrer sans payer, un que les gens bien-pensants appellent parasite. Le monde le faisait chier et il n’avait rien à voir avec nous, des centres sociaux, il disait que nous étions trop disciplinés» (Matteo Jade, direct radiophonique, 20 juillet 2001).

Pourquoi les carabiniers ont-ils chargé 500 mètres avant ce qui était prévu, avec une violence et dans une zone (privée de voies de fuite) qui ne permettaient rien d’autre qu'une résistance ténue des manifestants ? Parce que la répression était préméditée, parce que l’appareil de sécurité faisait une expérimentation ( selon une constante de l’expansion technologique et militaire : tout ce qui peut être fait doit l’être). Les lamentations sur les forces de l’ordre qui n’ont pas respecté les accords sont alors à la fois odieuses et pathétiques, dignes uniquement pour ceux qui collaborent avec l’ennemi et sont disposés —comme on l’a vu— à vendre les autres compagnons à la répression pour s’assurer un misérable théâtre de radicalité feinte. Tout est la faute des carabiniers... («ils savaient ce que nous voulions faire et ils auraient pu nous permettre de violer la zone rouge. La vérité est cependant que ce sont les carabiniers qui ont tout fait sauter», Luca Casarini, Il Nuovo, 27 août 2001). En ce qui concerne les pratiques d’attaque de banques et de casernes, on s’est d’abord égosillé contre les anarchistes, puis on a ressorti l’inévitable figure du provocateur payé pour discréditer le mouvement. Et voilà qu’arrive, pour se remettre d’un échec éclatant, la calomnie —typiquement stalinienne— des “black bloc infiltrés et manœuvrés par les services secrets”. Les mêmes black bloc que les Tute bianche faisaient mine d’apprécier lorsque ceux-ci s’agitaient au loin, à un océan de distance. C’est justement ce que disait l’un d’eux, de Bologne, avant Gênes (lista movimento@ecn.org) : «Il est dommage que le Black Bloc, par ses propres choix idéologiques, n’ait ni chef, ni leader charismatique, ni porte-parole, et agisse uniquement par petits groupes d’affinité auto-organisé. Ces Messieurs sont des anarchistes purs et durs et toute figure, même seulement à peine un peu hiérarchique, les fait chier». Quels mous, ces anarchistes. Juste après, en revanche, ce sont devenus des «moustiques agiles et rapides, manquant de consensus, qui représentent un malheur pour tous» (Marco Beltrami, porte-parole du “Laboratorio del Nord-Ovest”). Et encore, avec un flair politique remarquable : «[...] à partir du moment où les pratiques du BB ont été utilisées contre nous, nous devons dire avec force que ces personnes sont politiquement mortes. Et si elles avaient un minimum d’intelligence, elles devraient être les premières à faire leur examen de conscience et à suicider une expérience qui est, de fait, morte à Gênes» (Roberto Bui, aspirant-leader des Tute bianche, movimento@ecn.org, 23 juillet 2001). Certes, il est bien mieux de faire des déclarations incendiaires d’assaut contre la “zone rouge” et ensuite de définir ceux qui partent à l’assaut comme des «moustiques», «politiquement morts» et des «provocateurs». A la calomnie la plus odieuse (diffusée surtout par Rifondazione comunista et par les Verts, par Il Manifesto et des groupes comme Attac) à propos de Black bloc créés et composés d’agents infiltrés (ou de néonazis), s’en ajoute une autre, plus subtile et rusée : «[...] à agir dans la journée du vendredi, il y avait six ou sept infiltrés par les carabiniers, qui canalisaient et coordonnaient la (juste, très juste, mais peut-être un peu trop aveugle) colère de quelques centaines d’anarchistes qui se sont rassemblés sans comprendre comment ils allaient être instrumentalisés. Je pense que la même chose s’est passée le samedi» (Anton Pannekoek, alias Roberto Bui). Les anarchistes, en somme, ne sont pas des provocateurs, ce sont seulement des idiots utiles qui font involontairement le jeu du pouvoir. Posons, sur le problème des infiltrés et des complicités policières présumées, ces simples questions : quel besoin auraient eu les chiens en civil d’attaquer les structures de l’Etat et du capital alors qu’il y avait des centaines de compagnons qui étaient justement venus à Gênes pour ça... ? Est-il plus facile, pour les flics, de tabasser des manifestants désarmés ou plutôt des petits groupes prompts à frapper, à ériger des barricades et disposés à se défendre ? Est-il plus facile, pour les agents, de s’introduire dans de petits groupes d’affinité ou dans des portions d’un grand cortège ? En réalité, il y a toujours des flics en civil dans les manifestations, et à Gênes, nombre d’entre eux ont été démasqués et chassés par des compagnons (comme ça s’est encore produit le 4 octobre 2003 dans la manif à Rome contre la Convention européenne). Leur rôle est en général celui d’identifier les plus rebelles ou celui —que personne ne peut accomplir à leur place— de cogner d’autres manifestants, pacifistes, pour provoquer la peur et la confusion. Quant aux fameuses “preuves” contre des “black bloc manœuvrés par la police”, en revanche, les images sont toujours les mêmes après des années de calomnies : quelques flics avec un foulard sur le visage qui s’agitent à côté d’un cortège, quelques carabiniers en civil qui sortent d’une caserne prise d’assaut avec des bâtons en main... Et ceci expliquerait une émeute qui a impliqué des milliers de personnes, certaines organisées, mais aussi tant d’autres qui se sont unies spontanément... S’il y a une idéologie qui s’est suicidée à Gênes, c’est celle qui est résumée par ces mots : «[...] Il paraît à beaucoup que la désobéissance civile protégée ait contribuée à embarquer de larges secteurs du mouvement de formes de protestation nihilistes et destructives vers une pratique néanmoins radicale mais éminemment politique. De plus, préannoncer tout ce qui sera fait ouvre déjà en soi un espace à une médiation politique “sur place”, s’il y en a la volonté de la part des responsables de l’ordre public» (Luca Casarini, Audition devant la commission d’enquête parlementaire, 6 septembre 2001). Sur les pavés gênois, entre les petits passages et le front de mer, la «désobéissance civile protégée» n’a rien embarqué du tout. Elle a jeté dans les bras de la police des milliers de manifestants désarmés (mentalement et physiquement), tandis que de nombreux passagers, se mutinant, se sont insurgés pour se défendre, eux et leurs propres compagnons. En revanche, face aux rafles, aux tabassages, aux tortures, se sont perdus en vaines lamentations (“Les accords ! Les accords !”) ceux qui, en plus d’être des chacals, se sont aussi révélés être assez imbéciles pour se fier aux forces de l’ordre. En somme, alors que se montait la scène de l’affrontement fictif autour de la zone rouge, éclatait la révolte réelle, loin des projecteurs. Alors que ceux qui avaient confiance en la police levaient et invitaient les autres à lever leurs mains, des milliers de manifestants refusaient d’aller au massacre et rendaient coup pour coup à la violence des chiens en uniforme. L’insubordination, cette variable non prévue, commençait à ajuster son tir... «Les fonctionnaires de police m’ont dit que tout était fini (nous le voyions de nous-mêmes), et qu’il serait utile de se rendre via Sturla où d’après eux se déroulait une attaque contre une caserne de carabiniers. Nous sommes partis en voiture via Caprera, où nous avons croisé quelques milliers de personnes qui bloquaient la rue. Nous avons demandé où nous pouvions passer mais, alors que nous passions en suivant les indications des forces de l’ordre, nous avons été assaillis par un groupe de personnes qui, au cri de “balance” contre moi-même, ont lancé tout ce qu’ils trouvaient autour d’eux contre la voiture» (Vittorio Agnoletto, Audition devant la commission d’enquête parlementaire, 6 septembre 2001).
Mais retournons aux Tute bianche, dont l’histoire n’a certes pas commencée à Gênes. Pour comprendre leur rôle au cours de ces journées, il est utile de faire quelques pas en arrière. Les Tute bianche sont nées à l’intérieur de l’association Ya Basta, créée en 1996 par l’alliance de certains centres sociaux qui ont signé la Carta di Milano [charte de Milan] : Pedro à Padoue et Rivolta à Mestre, Leoncavallo à Milan, Corto Circuito et Forte Prenestino à Rome, Zapata et Terra di Nessuno en Ligurie, et d’autres encore. Il s’agit de centres sociaux qui ont accepté, dès 1994, la légalisation (sur proposition du Vert, Falqui) des espaces occupés et un financement étatique. Cette perspective, embrassée par toute une aire de l’ex-Autonomia Operaia, a porté à des positions toujours plus institutionnelles, avec autant de participation aux élections ou de collaboration avec différents ministères (un exemple parmi tant d’autres : Casarini a été consultant rémunéré de Livia Turco, ministre des affaires sociales du gouvernement Amato, et aussi auteure, avec Napolitano, de la loi qui a introduit en Italie les lagers pour immigrés clandestins). C’est cela la voie qui portera aux accords avec la police à Gênes (et ensuite, vu qu’à l’occasion du sommet de Riva del Garda en septembre 2003, les Disobbedienti et le Social Forum se sont à nouveau assis à la table avec... Colucci, le massacreur de Gênes devenu entre temps préfet de Trento). Un des aspects les plus répugnants de cette pratique de collaboration avec les institutions et qu’elle vienne a être justifiée au nom de la “non-violence”, alors que les méthodes de ces léninistes historiques contre ceux qui ne partagent pas leurs choix (soit tous ceux qui perturbent leurs spectacles) sont plus que trop connues. Leur tract-décalogue qui porte le titre Disobbedienza civile. Istruzioni per l’uso [Désobéissance civile. Instructions pour s’en servir] et distribué à différentes occasions avant le G8 est significatif à ce propos. Mais la question fondamentale, en réalité, est tout autre. Peut-on vraiment être “non-violents” et collaborer avec l’Etat, expression maximale de la violence ? Est-ce par respect de la “non-violence” qu’on agresse et calomnie les gens qui pratiquent l’action directe contre les structures de mort du capitalisme ? A qui veut-on adresser son message “non-violent” lorsqu’on se rend, comme l’a fait Casarini, aux funérailles d’un serf des patrons comme D’Antona [abattu par les Brigades Rouges le x] ? Ici, l’éthique ne compte plus, il s’agit juste d’opportunisme politique. Décalogue pour décalogue, lisez ce que disait Gandhi à propos de la non-violence contre l’oppression : «1. Renoncer à tout titre honorifique. 2. Ne pas accepter de financement gouvernemental. 3. Que les avocats et les juges suspendent leur activité. 4. Boycott des écoles du gouvernement par les parents. 5. Ne pas participer aux partis de gouvernement, et à d’autres fonctions politiques». Le contraire exact de ce que font les Disobbedienti et tous les autres mouvements liés aux partis et aux bureaucraties syndicales : demander de l’argent à l’Etat pour... désobéir à l’Empire. En somme, comme l’a écrit quelqu’un, il sert bien peu de défier les zones rouges du pouvoir si on ne déserte pas les zones grises de la collaboration. Tout ceci démontre que «la différence importante n’est pas entre violence et non-violence, mais entre avoir ou non des appétits de pouvoir» (G. Orwell). Et lorsqu’on se mire dans la glace du pouvoir, toute méthode devient légitime. D’autant plus qu’il ne manque jamais, comme on le sait, de brillants linguistes capables de transformer les compromis en autant de preuves d’ “intelligence tactique”.
Nés en 1998, les Tute bianche sont devenus les Disobbedienti [les Désobéissants] à Gênes en 2001. Mais qu’est ce que la désobéissance pour eux ? Certainement pas le choix courageux de Henry David Thoreau, père de la désobéissance civile dont s’est inspiré Gandhi. Thoreau n’était pas en fait un “non-violent” —comme le montre son plaidoyer pour John Brown, dont il défendait le choix de prendre les armes contre les esclavagistes— et haïssait le conformisme de la civilisation. Du solitaire de Walden, les Disobbedienti ne reprennent qu’un aspect : l’acceptation de l’autorité. Mais donnons la parole à un Disobbediente lui-même : «Tout d’abord, la désobéissance présuppose un plan dialectique. Une entité qui produit des normes est reconnue, puis il est prévu une interaction dialectique avec cette entité. On désobéit afin que le sujet qui a émis des normes d’un certain type revoie ses positions et on se prépare à créer une norme différemment. Ainsi, il n’est pas mis en discussion, mais plutôt confirmés, la légitimité et le fonctionnement de la fonction normative, ni le cadre juridique complexe dans lequel ils s’inscrivent.». Et peu après : «Paradoxalement, si et lorsque la constitution impériale s’alimente du chaos, lorsque —pour le dire autrement— c’est l’Empire lui-même qui désobéit, peut-être que le devoir des cives [citoyens], des sujets qui le contrecarrent, devient celui de normer d’une nouvelle manière, à partir d’institutions nouvelles, plutôt que celui de désobéir» (Federico Cartelloni, Il tempo della disobbedienza, in Controimpero. Per un lessico dei movimenti globali, Manifestolibri, 2002). Nous ne saurions mieux dire. L’illusion de réformer la domination en collaborant avec ses institutions et sa police a été enterrée à Gênes. Les insurgés ne la regrettent pas.

(1) « Les “tute bianche” et ces secteurs de manifestants qui participent aux cortèges avec un “équipement d’autodéfense”, qui exercent une pression physique et recourent à l’usage contrôlé de la force, jouent un rôle ambigu. Mais il s’agit d’un rôle, à mon avis, positivement ambigu. Il offre à l’agressivité un canal par lequel s’exprimer et, en même temps, un schéma (rituel et combatif) qui l’administre. Il propose un débouché [...] mais exerce un contrôle et pose (ou tente de poser) des limites. L’activité des “tute bianche” est donc, littéralement, un exercice sportif (et le sport est, classiquement, la poursuite de la codification de la guerre par des moyens non sanglants), qui décharge et désamorce la violence [...]. Certes, cela présuppose une vision de la violence de rue comme une sorte de flux prévisible, orientable, contrôlable : mais c’est justement en ces termes qu’elle est traitée par de nombreux responsables de l’ordre public et par de nombreux leaders du mouvement. [...] Et c’est là que des témoignages directs peuvent être utiles. Il y a un an et demi, au cours d’une réunion à la préfecture d’une ville du Nord, les responsables de l’ordre public et certains leaders du mouvement discutèrent pointilleusement et, enfin, convinrent minutieusement tant du trajet que de la destination finale du cortège. Et nous nous sommes mis d’accord sur le fait qu’il y avait une limite, matérialisée par un numéro de rue, atteignable avec le consensus des forces de l’ordre, et une autre limite, signalée par un numéro de rue plus élevé, non “consenti” mais “toléré”. L’espace entre ces deux limites successives —une centaine de mètres— fut ensuite le “champ de bataille” d’un affrontement non sanglant et presqu’entièrement simulé (mais qui n’apparaissait pas comme tel sur les retransmissions télévisées) entre les manifestants et la police. »
Luigi Manconi (ex-membre de Lotta Continua, actuellement sénateur du centre-gauche et sociologue), La Repubblica, 14 juillet 2001

[" Negrisme & Tute bianche : une contre-révolution de gauche" (éd. Mutines Séditions, 36 p., août 2004), pp. 28-35]