La
contre-révolution negriste en france
Pourquoi publier une brochure autour des théories dAntonio Negri , de sa branche activiste en Italie (les Tute bianche devenues Disobbedienti après Gênes en juillet 2001) et de ses acolytes français ? Lauteur dEmpire est peu connu ici, bien que certains de ses concepts comme précisément lEmpire ou le revenu garanti se répandent de plus en plus. Le fait est que ce vieux routier des cénacles universitaires élabore actuellement, avec tous ses disciples, ses associés et ses propagateurs, le programme de gauche du capital en proposant un kit alternatif à la subversion des plus instructifs puisquil nous parle à la fois des craintes de la domination et des réformes contre-révolutionnaires susceptibles dendiguer une révolte qui parviendrait à se faire contagieuse, avant quil ne soit trop tard.
Si nous navons pas lillusion de penser que des théories puissent influencer unilatéralement des mouvements, nous pensons par contre que celles de Negri correspondent aux intérêts de la domination, cest-à-dire redonner une stabilité à cet Empire menacé de partout. A travers de nouvelles médiations (le pouvoir constituant et ses porte-paroles médiatiques), un contrôle social plus raffiné (revenu garanti et nouvelles technologies), des réformes économiques (un nouveau New Deal) et politiques (une démocratie européenne, de nouveaux droits universels de citoyenneté), les negristes tentent en effet de forger, malgré leur usage abscons du langage, de nouveaux outils préventifs pour garantir lordre social.
Les textes de cette brochure ont tous été écrits
par des compagnons italiens et publiés soit directement
là-bas, soit comme notes destinées à préciser
la feinte radicalité dont les negristes sont parfois porteurs
au-delà des Alpes : le portrait craché
de Negri a été rédigé à loccasion
de la publication de la traduction de Barbari (livre italien
qui analyse, critique et répond à Empire) aux Etats-Unis,
où ses années de prison conféraient une aura
au personnage, et larticle sur les pratiques des Tute
bianche lors dune manifestation à Rome a été
écrit pour un journal parisien de précaires, au
moment où ces bouffons en blanc véritables
balances para-institutionnelles jouissaient dune
réputation de radicaux, notamment forgée par le
réseau antifasciste libertoïde No Pasaran (1). Nous
avons simplement rajouté à ces différents
textes un recueil de citations de negristes français extraites
de publications qui se sont implantées ici dans les bonnes
bibliothèques universitaires et dans les poches des partisans
du prêt-à-penser qui fait intelligent.
Sil reste tout un travail bien plus complet à mener
sur toutes les conséquences pratiques du negrisme en Italie
(dont la diffusion de la dissociation politique, le rôle
de pacification sociale dans les villes à travers les centres
sociaux, de constitution dune base électorale pour
une gauche italienne en faillite, dauxiliaires de police
lors des manifestations), revenons à présent sur
les épigones français du théoricien de Padoue.
Comme en Italie, où les negristes sont issus politiquement
des groupes de lAutonomie ouvrière de la fin des
années 70 (2), une partie des negristes français
était déjà active à la même
époque dans la sphère de lautonomie parisienne.
Si on suit par exemple le fil rouge de la revendication pour un
revenu minimum garanti, un Laurent Guilloteau (aujourdhui
activiste à AC!, dans la coordination Ile-de-France des
intermittents du spectacle et membre du comité de rédaction
de Multitudes) ou un Yann Moulier-Boutang (aujourdhui
aux Verts, professeur à sciences-po et directeur de publication
de Multitudes) militaient déjà ensemble dans
les premiers collectifs de chômeurs en 1978-79 (3) avant
de promouvoir le revenu garanti au sein de la revue CASH (1984-1989)
puis du Collectif dagitation pour un revenu garanti optimal
(CARGO, né en 1994, aujourdhui dissous) avant de
participer à la rédaction de dossiers sur ce thème
dans Vacarme, Chimères ou Multitudes.
Cest donc un travail de longue haleine qui a été
entrepris pour le promouvoir, à la fois théorique
en épuisant tous les arguments possibles jusquà
défendre la relance de la consommation (4) et pratique,
en sinvestissant dans les luttes de chômeurs jusquà
signer un appel pour un revenu garanti stipulant que chaque bénéficiaire
devrait sengager à ne pas refuser plus de deux offres
demploi (CASH) ou infiltrant AC! à Paris par un activisme
néo-léniniste forcené (CARGO).
Finalement, cette longue marche des petits soldats du néo-keynésianisme
et du contrôle accru de lEtat a abouti à placer
de petites louches de revenu garanti chez ...une partie de la
mouvance libertaire organisée (5), toujours en quête
de mesures concrètes à défendre
à défaut de se fondre dans les révoltes subversives,
ou chez les Verts, avant dêtre réapproprié
par une multitude jusqualors bien ingrate. Car cest
surtout la reprise du slogan un revenu cest du dû
par une partie du mouvement des chômeurs et précaires
de fin 1997 qui fut leur plus grand succès, en terme de
visibilité du moins (loccupation de lécole
Normale Supérieure le 14 janvier 1998 qui a débouché
sur la première Assemblée de Jussieu le 19 janvier
sétait de même faite sous les auspices dune
grande banderole rivée à la toiture proclamant chômeurs
précaires travailleurs étudiants / assemblée
des luttes / revenu garanti pour tous), parce que malgré
leurs appels répétés à la gauche,
ils nont toujours pas été entendus. Le gouvernement
Jospin avait réglé la question en 1998 à
coups de matraques et de miettes, mais il nest pas dit que
le réservoir dalternatives que constituent les negristes
reste toujours ainsi inemployé. La dialectique avec
les institutions peut parfois prendre un peu plus de temps
que prévu avant le retour de balancier.
Mais les braves promoteurs de la multitude ne perdent pas tout et poussent labnégation jusquà expérimenter la formule, puisque lEtat, bon prince, veut bien parfois leur garantir un revenu. Certains forment par exemple les cadres de demain : Yann Moulier-Boutang est professeur déconomie à luniversité de Compiègne et à sciences-politiques Paris, quand il nest pas intervenant à lENA dans un séminaire portant sur les mouvements sociaux et le terrorisme (1985), à lécole darchitecture de Versailles (1993) et lécole supérieure des beaux-arts de Bourges (2000), ou consultant pour le Bureau International du Travail (1981-82), la CEE (1986) ou lOCDE (1993-94). Pour ses recherches, il a été sous contrat des ministères des Affaires Etrangères, des Affaires Sociales, du ministère de lIndustrie et celui de lEquipement (6). Pour compléter ceci et certainement accélérer le mouvement du capital qui nentend rien aux réformes que les negristes lui suggèrent si aimablement, il a été consultant pour la Commission de modernisation de la Confédération des Entreprises Marocaines et intervenant à leur journée du 11 décembre 1997 portant sur le management de lentreprise marocaine, réalités et défis. Plus récemment (2004), il sest rendu à une réunion du Centre des Jeunes Dirigeants (CJD), syndicat patronal, qui lavait invité afin de réagir à leur thème de rapport qui porte sur lhomme fluide.
Un autre exemple est celui dAnne Querrien, membre du
comité de rédaction de Multitudes et de Chimères,
et qui non contente dêtre membre de la CFDT, est également
sociologue-urbaniste à luniversité et rédactrice-en-chef
des Annales de la Recherche Urbaine, éditée
par le ministère de lEquipement.
Ce genre de parcours de conseiller du prince et collaborateur
officiel des patrons ou de lEtat trouve son modèle
chez le maître lui-même, puisque les affres de lexil
en france entre 1983 et 1997 ont été adoucis pour
Negri par des séminaires dispensés à lEcole
Normale Supérieure, dans les universités de Paris
VII et VIII ou au Collège International de philosophie,
parallèlement à un travail de recherches sociologiques
pour le compte de différents ministères et institutions.
Depuis sa mise en semi-liberté en 1999 et la sortie dEmpire
en 2000, il a publié pas moins de quatre livres en français
et enseigne à nouveau à Paris, cette fois à
la Sorbonne : le séminaire 2004-2005 a pour objet la Transformation
du travail, du pouvoir (s) et crise de la comptabilité
nationale et dentreprise. Enfin, sa pièce
de théâtre, Essaim, sera jouée en juin
2005 au théâtre de la Colline à Paris. On
comprend dès lors mieux leur concept analytique à
la base de la revendication pour un salaire social garanti,
le travail immatériel qui veut que le capital
nous exploite à plein temps même lorsquon ne
lui est pas directement soumis comme salarié : tout le
temps quils ne passent pas à servir directement lEtat
comme fonctionnaires de la domination est tout de même employé
à la consolider.
Tous ces efforts sont ensuite régulièrement récompensés,
puisque le n°15 de leur revue Multitudes sur lArt
a reçu une subvention de la direction régionale
des affaires culturelles (Drac) du ministère de la culture
qui pourrait même être doublée sur
un numéro hors série qui pourrait être consacré
à larchitecture et aux médias (compte-rendu
de lassemblée générale de lassociation
Multitudes du 17 janvier 2004) et que Yann [Moulier-Boutang]
fait part dun projet dextension-relookage du site
pour lequel nous aurions le soutien de la Direction des arts plastiques
du Ministère de la culture (compte-rendu de lassemblée
générale du 24 mars 2004). De même, lours
de la revue Alice (n°2, hiver 1999), un des ancêtres
de Multitudes, annonçait la perception dune
aide de la fondation Nestlé.
On comprend également à présent mieux les
notions de contre-pouvoir ou de pouvoir constituant
répandues dans les numéros de Multitudes
(créée en mars 2000 et faisant suite à Futur
Antérieur, 1989-1998), partie prenante du
réseau mondial autour de Toni Negri et Michael Hardt et
de leurs livres : Empire et Multitude (7) : il sagit
dêtre tout contre le pouvoir afin non plus de sy
substituer comme au temps où Negri ne jurait que par Lénine,
mais de lalimenter en réflexions riches sur le mouvement
(on a pu par exemple croiser la branche activiste de Multitudes
dans les luttes de chômeurs, des intermittents, autour des
comités Persichetti ou Battisti), de servir de médiation
entre la multitude et les ministères de lasservissement,
de constituer un contre-feu prêt à lemploi
afin daider à mater les révoltes non intégrables
contre cet Empire. En somme, ce sont des auxiliaires
entretenus par la répression en cas de besoin, si
Gênes vous dit quelque chose.
Certains, plus ingénus sans doute, ont cependant dû
sexposer plus que nécessaire pour mieux co-gérer
lordre de lexistant. Cest par exemple le cas
de Giuseppe Caccia (un des porte-parole des centres sociaux du
nord-est dItalie et élu Vert au conseil municipal
de Venise) ou de Yann Moulier-Boutang (directeur de Multitudes
et membre de la Commission économique des Verts français).
Le Professeur italien qui a théorisé la dissociation
hier, lui na pas besoin de ces politicailleries-là,
il expose directement sa contre-révolution de gauche aux
dirigeants de multinationales et chefs dEtat dans les colonnes
de leur magazine, celui du Forum Economique mondial de Davos (WEF)
(8) :
« 32. La multitude fournit une deuxième source
dorientation des voix qui protestent contre létat
actuel de guerre et la forme présente de la mondialisation.
Ces manifestants dans les rues, aux forums sociaux et dans les
ONG présentent non seulement des griefs contre les échecs
du système présent, mais encore de nombreuses propositions
de réforme allant des propositions institutionnelles à
la politique économique.
33. Il est clair que ces mouvements resteront toujours antagoniques
aux aristocraties impériales et, de notre point de vue,
cest bien ainsi. Néanmoins, il serait dans lintérêt
des aristocraties de considérer ces mouvements comme des
alliés potentiels et une ressource pour formuler la politique
globale daujourdhui.
34. Une version des réformes demandées par ces mouvements
et quelques moyens dincorporer la multitude globale comme
force active sont indéniablement indispensables pour la
production de richesse et la sécurité ».
Il nest dès lors plus besoin de beaucoup en rajouter
sur les intentions de ces petits Machiavel qui, lorsquils
théorisent pour la multitude lui présentent toutes
les dominations et aliénations comme le fruit de ses propres
conquêtes (voir Barbares, le premier texte de
cette brochure), et conseillent aux puissants dun autre
côté de voir en elle des «alliés
potentiels» à «incorporer»
pour se renforcer. Prônant aux uns la résignation
et la défense de lordre social puisque le capitalisme
contient déjà en lui le communisme et aux autres
une meilleure exploitation de cette formidable «ressource»,
ils se posent eux en meilleurs agents de la pacification
comme garants de «la production de richesse et la sécurité».
Alors que ce monde techno-industriel dexploitation, de domestication
et de contrôle est plus que jamais à détruire
avec ses nuisances qui bouleversent jusquaux fondements
biologiques de nos existences, de la génétique au
nucléaire en passant par les pollutions, en un temps
où le pouvoir réclame sans cesse plus de participation
individuelle et collective à sa propre servitude volontaire,
à lheure où on naurait dautre
liberté que celle de choisir la moins pire manière
de crever, le negrisme et ses avatars garantistes, citoyennistes
ou collaborationnistes est identifié pour ce quil
affirme lui-même être : une idéologie qui rassemble
des théoriciens de la domination et des flics sociaux dont
le destin ne pourra être que celui que les insurgés
réserveront à ces esclaves de tous les pouvoirs.
août 2004
(1) Qui a leurré jusquaux animateurs du journal
Cette Semaine, alors en quête de textes de la
mouvance radicale, et qui ont publié un communiqué
de camarades de Milan, en fait le centre social Leoncavallo
et Ya Basta! (Cette Semaine n°76, jan/fév 1999,
p.7).
(2) Pour une analyse détaillée, voir Claudio Albertani,
Toni Negri et la déconcertante trajectoire de lopéraïsme
italien, A contretemps n°13, septembre 2003, pp. 3-18
(chez Fernand Gomez, 55 rue des Prairies, 75020 Paris)
(3) Cité par Moulier-Boutang lors dune interview
in Lart de la fugue, Vacarme n°8, mai 1999
(4) Yann Moulier-Boutang, Pour un nouveau New-Deal, paru
notamment dans Chimères n°33, printemps 1998 et Alice
n°1, automne 1998
(5) Voir par exemple les articles favorables au revenu garanti
comme : Pour un revenu minimum garanti égal au
Smic (couverture de Courant alternatif, journal de lOCL,
n°79, octobre 1988), Christophe Soulié Le
revenu garanti : un autre futur ? (La Griffe n°11,
octobre 1998), dinnombrables articles dans No Pasaran, dont
les militants se battent par exemple pour un revenu décent
pour toutes et tous (No pasaran ,n°53, janvier 1998)
ou un revenu garanti individuel permettant de vivre dans
la dignité (No Pasaran n°64, février
1999).
(6) Informations de la base de données Matisse (Université
Paris 1/CNRS)
(7) Quest-ce que Multitudes ?, autodéfinition
sur http://multitudes.samizdat.net/
(8) Antonio Negri et Michael Hardt, Why we need a multilateral
Magna Carta [Pourquoi nous avons besoin dune Grande
Charte multilatérale], Global agenda, 2004
http://www.globalagendamagazine.com/2004/antonionegri.asp
[ Introduction de la brochure
"
Negrisme & Tute bianche : une contre-révolution de
gauche" (éd. Mutines Séditions, 36 p., août
2004)]