Les
épigones français du negrisme
Comme il est plus largement développé dans lintroduction de cette brochure, la branche française du negrisme a surtout sévi dans les revues Futur Antérieur puis Multitudes. Dautres revues, comme Chimères ou Vacarme, leur offrent régulièrement la parole, élargissant ainsi la sphère dinfluence à un lectorat un peu plus large. Nous y avons puisé quelques extraits autour des concepts théoriques (revenu garanti, nouveau New Deal, multitude, la technologie informatique comme instrument de libération, pouvoir constituant) quils tentent dintroduire ici, surfant sur chaque mouvement social ou lutte qui leur semble adéquate. Nous navons pu résister au plaisir dy joindre deux extraits de pétitions signées avec la gauche de parti, notamment par Yann Moulier-Boutang, co-rédacteur de livres avec Negri depuis le début des années 90 et directeur de publication de la revue phare du negrisme en France, Multitudes, et un autre du prophète lui-même, sur les émeutes de Gênes en juillet 2001.
Cest cette souplesse possible du net qui a été
révélée par les expériences de novembre-décembre
dernier [1995]. Tout se jouera maintenant sur la capacité
à poser les questions politiques de communication et à
produire des pratiques alternatives... Des pistes que de nouveaux
projets tentent déjà dexpérimenter
et dapprofondir. Une chose est certaine, cest la réappropriation
collective de la communication et de ses outils, de ses réseaux
et de ses fonctions, par les acteurs des conflits sociaux, cest-à-dire
linvention des instances dune communication autonome,
qui apporteront une réponse à toutes ces questions.
En attendant, laventure continue... Alors, peut-être,
cette boutade, cette grève était la grève
du fax, la prochaine sera la grève sur Internet sera
une réalité... Mais cest une autre histoire,
et elle sécrit au présent.
Aris Papatheodorou,
Cette grève était la grève du fax,
la prochaine sera la grève sur Internet,
Futur Antérieur n°33-34, 1996/1
Libéraux clament que la liberté de lindividu
est du côté du marché, keynésiens et
marxistes que légalité des groupes sociaux
est du côté de lallocation administrative des
ressources. Nous aurions tendance à renverser radicalement
les termes du problème en voyant dans lintervention
publique la possibilité de libération du potentiel
productif dont est porteur lindividu du travail immatériel,
et dans lorganisation du marché politique, le mécanisme
de contrôle de légalité et de léquité
entre les groupes sociaux et les communautés en vue dune
véritable cure damaigrissement de la rente étatique
servie aux corporations fordistes. Ce nest que ce double
programme iconoclaste qui pourra sapprocher de la démocratie
économique, qui est sans doute le régime daccumulation
le moins mauvais possible.
Yann Moulier-Boutang,
La revanche des externalités,
Futur Antérieur n°39-40, septembre 1997
Le génie de Toni Negri et de ses amis fut alors
[lItalie de 1973 à 1977] danticiper sur ce
qui est devenu un article de foi des années 90 : cest
lappartenance à une grande métropole, à
un bassin demploi et de vie, où les entreprises puisent
à leur convenance, qui qualifie le jeune travailleur postfordiste,
qui le condamne à des moments de chômage mais qui
lui permet aussi des moments de repli hors de la sphère
du travail directement productif, dans un rapport autonome au
travail comme uvre, comme activité subjective propre.
(...)
Cest une énergie à la fois désespérée
et joyeuse qui sest développée alors [lItalie
de 1973 à 1977] contre tous les tenants de lEtat
existant, pour signaler lexistence dun nouveau pouvoir
constituant, émergeant dans les usines, dans les universités,
dans les quartiers et nattendant quune organisation
politique pour le formaliser et lui donner le succès, ce
que nétait capable de faire aucun des groupes qui
accompagnait le mouvement de ses analyses et de ses pratiques
dagitation.
Maurizzio Lazzarato et Anne Querrien,
Lavenir dure longtemps, a dit Louis Althusser,
aujourdhui Toni Negri est reparti à sa conquête,
Futur Antérieur n°30-40, septembre 1977
La gauche officielle ne gagnera pas les élections
[présidentielles] sans nous. Parce que nous sommes la gauche
réelle. (...) Et nous serons derrière elle, parce
quelle a besoin de nous, des nouvelles formes de citoyenneté
que nous avons inventées là où elle a manqué
d'imagination, et des exigences que nous formulons là où
elle sest tue. Si la gauche officielle ne le veut pas, nous
ferons tout pour lobliger à le vouloir, parce que
nous sommes une opposition réelle. Comme nos engagements
respectifs nous lapprennent, nous devons choisir entre ceux
à qui on veut et peut sopposer et ceux à qui
on ne peut même plus parler tant ils sont devenus infréquentables.
Nous sommes des électeurs de gauche, mais nous ne voulons
plus lêtre par défaut.
Appel Nous sommes la gauche, signé par un paquet de crapules,
le journal Vacarme, la revue Chimères, Yann Moulier-Boutang,
1997
Mais à moins de vouloir faire de la France un
pays de plein emploi à salaires de misère (ce qui
creusera vertigineusement, à langlaise, la pauvreté
et limitera la croissance durable), [le revenu universel de citoyenneté]
est exactement ce dont léconomie a besoin : dun
choc salutaire augmentant le revenu disponible des ménages
qui dépensent. Mais il est aussi une autre raison qui fait
du revenu universel de citoyenneté la clé de transformation
de léconomie vers le haut et non vers le bas. Il
ny aura pas de mobilité sectorielle, de souplesse
des créations dentreprises, dinvestissement
dans les secteurs à haute technologie, sil ny
a pas un nouveau filet de protection qui protège le travail
immatériel, ce travail non reconnu pleinement par la société,
actuellement exploité sans vergogne par les entreprises
pionnières. Tous ceux qui travaillent tantôt comme
salariés, tantôt à leur compte, au rythme
des charrettes, par à-coups ont besoin dune garantie
de revenu pour déployer leur force dinvention. Tous
ceux qui contribuent à la productivité collective,
à la création des nouveaux territoires productifs,
au développement durable, à la qualité de
la vie, à la santé de la population, sont aujourdhui
aussi productifs que le salarié du secteur marchand. (...)
Si la Gauche veut réussir à transformer le travail,
à redéfinir la législation du travail, à
le répartir autrement, à retrouver les chemins du
développement, elle devra en passer par là. Nous
ne lui demandons pas de forger limpossible de toutes pièces.
Nous lui demandons douvrir les yeux sur ce mouvement de
fond.
Yann Moulier-Boutang,
Pour un nouveau New Deal,
Chimères n°33, printemps 1998
Javais admiré la poésie millénariste
de leurs [les Tute bianche] proclamations davant le G8,
inspirée par Luther Blisset et les zapatistes, lhabileté
tactique de leurs rapports avec les médias, leur recherche
dun accord au sein du GSF, leur façon de faire respecter
leurs propres principes en respectant ceux des autres.
(...)
Aujourdhui, il semble que se balbutie un mouvement de contestation
du gouvernement mondial dun intérêt infiniment
plus vaste que la satisfaction du légitime, mais misérable
besoin de tout casser. Authenticité de leur rébellion,
débilité de la plupart de leurs objectifs : cette
double constatation doit servir de base au nécessaire dialogue
à conduire avec les BB [Black Blocs].
Serge Quadruppani,
Les multiples visages de la révolte globale et la face
assassine de Big Brother, 28 juillet 2001
in samizdat.net & complices,
Gênes 19-20-21 juillet 2001 multitudes en marche contre
lEmpire,
éd. Reflex, juin 2002
La multitude précaire de Gênes était
féminine ; cette multitude que la violence de lEtat
et larrogance du G8 ont enfermée dans une orgie de
répression. Il fut donc féminin déviter
laffrontement. Agnoletto et Casarini ont saisi cette sensibilité
lors de lassemblée au stade de Gênes, en refusant
de poursuivre laffrontement pendant la nuit, après
lassassinat de Carlo Giuliani. (...) Le mot dordre
de la majorité des manifestants de Gênes fut donc
de se soustraire à la violence : traduction du désir
du prolétariat social et précaire de se soustraire
à lexploitation.
(...)
Mais la multitude est singulière et chaque être singulier
avait une caméra : la multitude des photos se révèle
alors une arme bien plus acérée quune matraque
transformée en instrument de torture. A Gênes, tout
le monde regardait, mais pas le moindre voyeur. A Gênes,
Big Brother sest libéré de ses maîtres,
des miroirs, du narcissisme et de la perversion. Regarder cétait
résister, cétait produire une image contre
le contrôle, une parole contre le langage du pouvoir.
Antonio Negri,
Ainsi commença la chute de lempire,
Multitudes n°7, décembre 2001
Aujourdhui ceux qui cherchent à agir contre
les suspensions dallocations, lemploi forcé,
les formations non choisies, les radiations, ne se satisfont pas
de cette autodéfense sociale. De telles pratiques nécessitent,
pour se développer, un horizon général. Le
refus ne va pas sans forme daffirmation qui nous éloignent
du catastrophique la révolution ou rien. Le
revenu garanti est un moyen de construire de légoïsme
collectif. Dire que cest renforcer létat, cest
se moquer du monde puisque létat gère déjà
(très hiérarchiquement) cette petite circulation
du salaire, il sagit justement de construire du contre-pouvoir
sur ce terrain. Le revenu garanti nest pas un paradis futur,
ses formes présentes déterminent déjà
lexistence. Il sagit douvrir tout lespace
du possible, dès maintenant, à la libre activité.
Contre le travail, contre sa mesure par le salaire, et contre
la richesse (marchande) quil promet, on dira quun
autre monde est possible.
Laurent Guilloteau,
Il faut mater le précariat !,
Multitudes n°8, mars-avril 2002
Le mouvement de novembre-décembre 1995 avait
tiré sa force du fax et des débuts dinternet.
Depuis le 21 avril, Internet et le mobile permettent aux tribus
et aux nomades tant vantés par les opérateurs
de mobiles dans leurs campagnes publicitaires de descendre en
masse sur le sentier de la guerre, la guerre contre la haine et
lintolérance. La gauche plurielle a perdu le droit
dêtre présente au deuxième tour de lélection
présidentielle en limitant le discours politique à
la communication réservée dans son élaboration
à lélite du parti. Le peuple de gauche sempare
des outils de la communication pour développer la révolte,
penser dans la rue, organiser la riposte, converser avec ses voisins,
parler avec des inconnus. La communication directe et de masse
au sein de la multitude décuple les forces quelle
porte en elle, comme ce fut le cas pour Seattle et toutes les
manifestations mondiales qui ont suivi. (...) Le 5 mai sera le
vote de la multitude, un vote dont aucun bulletin naura
le même sens même sil porte le même nom.
Après ? On verra.
Anne Querrien, François Rosso,
21 avril 2002 : la révolte de la multitude,
hns-info.net, 28 avril 2002
Une mobilisation de toute la gauche et particulièrement
de la jeunesse a écarté le risque désastreux
de laventure Le Pen. Cest parce que nous y avons pris
part pleinement que nous disons fermement que nous ne pouvons
en rester à ce seul refus antifasciste. (...) Cest
pourquoi nous appelons sans ambiguïté à battre
la droite aux législatives. Il en va des espaces de libertés
publiques pour toutes et tous, et tout spécialement pour
les minorités, il en va des volontés de transformation
profonde civile et fraternelle de la société. (...)
La gauche doit faire advenir les nouveaux droits sociaux et culturels
qui seuls peuvent rendre la vie de la cité vivable. Elle
doit activer un débat constituant sur les changements institutionnels
fondamentaux qui rendraient la vie politique attentive aux mouvements
de la société et créerait les conditions
permanentes dune démocratie pleinement participative.
(...) Nous appelons nos concitoyens à ne pas laisser se
refermer les espaces de débats et dinitiatives ouverts
dans la foulée de lélection présidentielle
et à en créer de nouveaux. Dans leur existence,
ces initiatives sont constituantes. Sans elles, la gauche nest
pas toute la gauche et nest plus vraiment de gauche.
Appel Toute la gauche pour changer la gauche, 3 juin 2002,
signé au lancement de lappel conjointement par des
crapules élues du PS, PC,
les Verts et notamment les revues Chimères, Multitudes,
Vacarme.
[ " Negrisme
& Tute bianche : une contre-révolution de gauche"
(éd. Mutines Séditions, 36 p., août 2004),
pp. 21-25]