Pour
que ce juillet-là redevienne une menace
juin 2004, 8 pages
Un bruissement assourdissant
Celui qui a quelque chose à dire, quil savance
et quil se taise.
Karl Kraus
La révolte passée, ont débuté
les commentaires des journalistes, des spécialistes et
des experts. Plus les témoignages et les interprétations
des événements augmentaient, plus leur clarté
diminuait. Lémeute de Gênes, dans sa totalité
vivante, a été sectionnée et démembrée
en autant de petites parcelles. Tout a été émietté
et réduit en poudre afin que rien ne puisse plus être
vu. Naturellement, cette gigantesque uvre de mystification
a été conduite au nom de la vérité.
La même vérité que plusieurs personnes attendent
et prétendent quelle apparaisse dans les salles des
tribunaux.
Pourtant, chacun sait ce qui sest véritablement
passé. Cest inscrit de manière indélébile
dans la mémoire et la chair de milliers de manifestants.
Gênes a précisément démontré
la totale inutilité pratique, et souvent la dangerosité,
des appareils photos et des caméras. A part la police,
qui en a tiré profit pour identifier et accuser nombre
démeutiers, tâche qui lui a été
facilitée par lomniprésence de ces machines,
et à part les journaleux qui ont encaissé leur paie
en échange du travail accompli, à quoi ont servi
toutes ces images ? A quoi bon montrer à tout le monde
que ladjoint du chef de la Digos de Gênes, Alessandro
Perugini, a donné un coup de pied en plein visage à
jeune bloqué à terre par ses collègues ?
Cela la-t-il empêché, étant pris sur
le fait, de réitérer son geste ? Un tribunal la-t-il
condamné, a-t-il été viré de la police
et remplacé par un flic poli et respectueux de la Constitution
? Non, évidemment, et même si cétait
le cas, lEtat, avec un humour plutôt macabre, a nommé
Monsieur Perugini représentant officiel dune campagne
internationale contre la torture dans le monde.
La conviction quil suffit de dévoiler les abus du
pouvoir pour le mettre à genoux est une illusion idéologique
qui mérite, comme toutes les autres, de disparaître.
Les idéalistes qui croient en la lumière qui vainc
les ténèbres ont dû être bien dégoûtés
en apprenant que lexpert du tribunal a établi rien
de moins, en regardant les images, que cest une pierre lancée
par un manifestant qui a dévié le projectile tuant
Carlo Giuliani. Une petite tâche blanche apparue soudain
au dessus de sa tête, un instant avant sa mort, le prouverait...
Cest vraiment vrai quavec une image, chacun peut faire
croire ce quil veut. Et dans une compétition dimages
et de bavardages entre médias alternatifs et institutionnels,
il est inutile de se cacher que les seconds gagneront toujours.
De même quil ny a aucune vérité
à attendre dune image, nous ne pouvons attendre aucune
justice dun verdict. Et notamment parce que les tribunaux
sont des institutions de ce même Etat qui a ordonné
le massacre de Gênes. Pourquoi les magistrats devraient-ils
condamner les hommes qui sont habituellement à leur service
? Débarrassons-nous du lieu commun garantiste prétendant
quil existe une différence entre Etat de droit et
Etat de fait, comme sil sagissait de deux entités
quil était nécessaire de faire coïncider
pour obtenir la justice. LEtat invente son droit, il lapplique
et le modifie comme bon lui semble, sachant bien quil sagit
juste dun vieux chiffon. Les tortionnaires qui ont déchiré
les cartes didentité des arrêtés à
Bolzaneto en hurlant « ici vous navez aucun droit,
vous nêtes personne », ont exprimé sans
fard la nature de lEtat, celui dont ils sont des serviteurs
obéissants et loyaux.