Pour
que ce juillet-là redevienne une menace
juin 2004, 8 pages
Le fil d'une histoire
Ce qui vient de se passer maintenant sera vite oublié.
Il ne reste dans lair quun souvenir vide et atroce.
Qui fut protégé ? Les paresseux, les misérables,
les usuriers. Ce qui était jeune devait tomber ... mais
les indignes siègent indemnes dans la torpeur de leur salon.
Ernst Bloch
Le sommet du G8 à Gênes a été loccasion
dune expérimentation géante de contrôle
et de militarisation sans précédent en Italie :
rues bloquées et blindées de grilles de cinq mètres
de hauteur, circulation routière entièrement redes-sinée,
plaques dégouts précautionneusement soudées...
et autres dispositions bien plus comiques (slips et chaussettes
interdites de balcon !). Plusieurs habitants exaspérés
ont quitté une ville qui a pris lair lugubre dun
énorme camp de concentration. 20 000 hommes de tous les
corps armés de lEtat ont conflué dans le chef-lieu
de la Ligurie pour le quadriller. Des barrages ont été
installés, des sacs destinés à renfermer
déventuels cadavres ont été commandés,
des tireurs délite ont été placés
sur les toits et des hommes-grenouille dans la mer. Un véritable
centre de torture pour prisonniers a été monté
à Bolzaneto, dont la gestion a été confiée
aux hommes si délicats de léquipe spéciale
anti-émeute carcérale (le GOM). En même temps,
la tâche de garantir lordre public a été
principalement confiée au corps des carabiniers, qui ont
créé pour loccasion le CCIR (Contingent de
carabiniers pour lintervention décisive), constitué
de militaires dirigés par les officiers du groupe délite
Tuscania, déjà mobilisés précédemment
en Somalie, Bosnie et Albanie.
LEtat ne se préparait pas à contrôler
une contestation mais à affronter une guerre. Il ne sagissait
pas de contenir des manifestants mais bien de balayer des ennemis.
A Gênes, lEtat a expérimenté pour la
première fois de manière aussi systématique,
explicite et diffuse, contre sa propre population, la logique
militaire qui est à la base de ses opérations internationales.
Histoire de rappeler que dans un monde unifié par la religion
de largent, la ligne de fracture entre ennemis extérieurs
et intérieurs est en train de seffacer. Histoire
de rappeler que la domination doit tester à petite échelle
des scénarios qui pourraient se généraliser
dans le futur. Après tout, si la guerre est considérée
comme une opération de police, une opération de
police peut bien être considérée comme une
guerre.
La suite démontrera ce qui est une constante de lexpansion
technologique et militaire : tous les dispositifs déployés
nattendent que dêtre employés.
Le champ de bataille prévu était celui qui sétendait autour de la zone rouge. Cest là, sous les grillages et les enceintes érigées pour protéger le sommet que lon attendait les assauts des manifestants. Cest là que les petits chefs de la contestation médiatisée ont appelé leurs troupes à se rassembler avec armes et bagages. Cest là que les chiens de garde de la domination se sont concentrés pour repousser la pression des sujets insatisfaits venus quémander leurs droits illusoires. Tout paraissait prêt. Une multitude de citoyens respectueux qui hurle ses propres revendications, les forces de lordre payées pour les repousser, lescarmouche négociée autour dune table pour évoquer et exorciser le spectre de laffrontement, les journalistes accourus du monde entier et les applaudissements à la fin, de sorte que tout se passe tranquillement, sommet et contre-sommet. Mais rien de tout cela ne sest vérifié. Du côté des institutions, il ny avait pas de réelle intention déviter laffrontement mais au contraire la volonté délibérée de donner une leçon inoubliable aux consommateurs ingrats du bien-être occidental. Du côté du mouvement, nombre de personnes ont préféré se faire les protagonistes dune rébellion contre les fameux puissants plutôt que de jouer le rôle de spectateurs ou de figurants dans une mise en scène agitée au profit des médias. Ainsi, les révoltés ne se montreront pas autour de la zone rouge, choisissant de déserter laffrontement virtuel négocié avec les institutions pour rechercher laffrontement réel, sans médiation. Bien quils se soient présentés dans la ville et à la date prévue sur lagenda du pouvoir, plusieurs centaines dennemis de ce monde, assez différents entre eux, sans chefs ni suiveurs, sans queue ni tête, iront là où ils nétaient pas attendus. Au lieu de foncer tête baissée vers un supposé cur de la domination, ils préféreront se déplacer ailleurs, convaincus que la domination na pas de cur puisquelle est partout. Les espaces concrets où se pratique le culte de largent, où flotte la puanteur de la marchandise, où lon entend le mensonge du commerce et non pas de simples symboles du capitalisme comme le prétend la vulgate gauchiste, connaîtront la critique pratique de laction. Des banques seront prises dassaut, des supermarchés pillés, des concessionnaires incendiés.
On peut aimer une ville, on peut reconnaître ses maisons
et ses rues dans nos souvenirs les plus lointains et les plus
chers ; mais ce nest quà lheure de la
révolte que la ville est vraiment ressentie comme la nôtre
: (...) nôtre parce quespace circonscrit où
le temps historique est suspendu et tout acte vaut pour lui-même,
dans ses conséquences absolument immédiates. On
sapproprie davantage une ville en reculant et en avançant
sous lalternance des charges quen y jouant gamin ou
quen sy promenant plus tard au bras dune fille.
A lheure de la révolte, on est plus seul dans une
ville.
Furio Jesi
Après le passage des révoltés, auxquels
sunissaient assez fréquemment des jeunes des quartiers
et des curieux, rien nétait plus comme avant. Les
voitures, de boîtes mobiles qui transportent des travailleurs
vers leur condamnation quotidienne, se transformaient en jouets
pour samuser et en barricades pour bloquer les flics. Les
sirènes publicitaires qui avilissent lesprit et marchandisent
les corps étaient réduites au silence. Les yeux
électroniques étaient crevés. Les journalistes
étaient chassés. Les pillages transformaient les
marchandises à acheter en biens gratuits à partager.
Les murs se libéraient de leur grisaille écurante
par des graffitis colorés. Les rues, les chantiers et les
immeubles étaient utilisés comme arsenaux. Lurbanisme,
modelé sur les exigences de léconomie et perfectionné
par les impératifs du contrôle, se dissolvait dans
le feu de lémeute. Bientôt, limpossible
devenait possible : la prison de Marassi, en bonne partie vidée
pour faire de la place à dautres éventuels
incarcérés, était attaquée. Un sort
identique était réservé à une caserne
de carabiniers. De lautre côté, les hommes
en uniforme ont déployé toute la violence dont ils
étaient capables. Ceux qui ont accusé les émeutiers
de noir vêtus davoir provoqué la répression
feraient mieux de prendre acte que le comportement des policiers
et des carabiniers avait été programmé et
organisé comme force préventive de dissuasion contre
tous. Il na pas du tout été le résultat
dun excès de zèle, dun trop plein de
nervosité ou dinexpérience, mais bien le véritable
visage du terrorisme dEtat qui sest déchaîné,
lançant à une vitesse folle ses blindés contre
la foule des manifestants. Cest précisément
cela qui a déterminé la diffusion généralisée
de la révolte. Lintervention policière qui
aurait du larrêter a fini par lalimenter. Soudain,
des milliers de manifestants jusquà présent
pacifiques se sont unis aux émeutiers et ont commencé
à se battre contre la flicaille, se lançant dans
une guérilla désespérée. Même
parmi les militants des rackets politiques dont les chefs invitaient
au calme, à la modération et à la non-violence,
on trouvait nombre dinsoumis.
Même lidéologie de la désobéissance
civile a connu ses premiers désobéissants. Un peu
plus dune heure après le départ de leur cortège,
les belles intentions des Tute Bianche (qui à Gênes
commencent à sappeler Disobbedienti) partent en fumée.
Si, croisant la première carcasse de voiture brûlée,
leurs leaders exhortaient encore les journalistes à leurs
basques à ne pas les confondre avec les violents,
si les fumées qui sélevaient au loin étaient
encore suffisamment distantes pour être ignorées,
la charge des carabiniers de via Tolemaide a interrompu définitivement
leur mise en scène. Malgré les négociations
précédentes, cette fois-ci, pas de spectacle : les
sbires chargeaient pour de vrai. Restant sourds aux appels de
leurs chefaillons les invitant à ne pas réagir,
nombre de désobéissants ont commencé à
se battre contre les serfs en uniforme, vite rejoints par dautres
manifestants venus leur prêter main forte. Pendant quelques
heures, il ny avait ni violents ni non-violents, ni hommes
ni femmes, ni social-démocrates ni anarchistes, ni travailleurs
ni chômeurs, mais des individus en révolte contre
les chiens de garde de lexistant. Cest au cours de
ces affrontements que Carlo Giuliani a été tué.
Ce nétait pas un participant du Black Bloc.
Ce nétait pas un anarchiste. Ce nétait
pas un provocateur. Ce nétait pas un
infiltré. Cétait juste un jeune
qui a réagi comme des milliers dautres à la
violence de lEtat.
Soyons clairs là-dessus. Les jours suivants, tous les
politiciens en herbe qui infestent le mouvement ont dans un premier
temps pris leur distance par rapport à ce qui sétait
passé, accusant les émeutiers dêtre
une poignée de provocateurs et d infiltrés
ayant intention-nellement saboté avec leurs actions un
grand rendez-vous pacifique, faisant perdre une occasion historique
dêtre entendus. Toute la raclure social-démocrate
la même qui jusquà ce moment-là
avait soulevé tant de poussière et de bruit et qui
croyait à ce titre être le moteur de lhistoire
déversait contre les révoltés un torrent
de calomnies, remettant au goût du jour la vieille tradition
stalinienne de la chasse aux sorcières. Cétait
une manière de défouler leur propre rancur
contre tous ceux qui avaient décidé déchapper
à leur contrôle, révélant à
tout le monde la fausseté de leur prétendue hégémonie.
Cétait une manière de fermer les yeux face
à la fin de leur projet politique, dont linconsistance
vaniteuse est apparue au bout de ces journées dans toute
sa misère, tout en essayant pathétiquement de le
relancer. Ceux qui se sont tant indignés que des centaines
de compagnons se soient rendus à Gênes dans lintention
de déclencher une émeute, en se préparant
un minimum en ce sens et en essayant de fuir le piège de
laffrontement direct avec la police, devraient réfléchir
davantage sur qui a excité les esprits pendant des mois
en promettant assauts et invasions de la zone rouge
sans la moindre intention de les réaliser, sans tenir compte
le moins du monde des conséquences possibles, sur qui a
levé au ciel les mains blanches de la non-violence en signe
de reddition et non pas de dignité, continuant à
envoyer au casse-pipe des milliers de manifestants désarmés.
Et peut-être se poser quelques questions : peut-on vraiment
être non-violent tout en collaborant avec lEtat,
expression maximale de la violence ? Qui peut lancer lanathème
contre ceux qui à Gênes ont fracassé des vitrines
? Peut-être ceux qui ont fracassé des os, des têtes,
des dents ? Peut-être ceux qui sindignent pour les
squares piétinés et considèrent normal les
morts au travail ? Ou bien ceux qui veulent envahir la zone
rouge du privilège en partant de la zone grise
(1) du collaborationisme ? Si celui qui attaque une banque est
un provocateur infiltré, alors comment peut-on
qualifier celui qui conseille un ministre, discute avec un député,
négocie avec un préfet ? Ce vendredi-là a
fourni quelques réponses.
Samedi 21 juillet, les calculs politiques et la peur prenaient
le dessus sur la rage. Les différents rackets politiques
militants sorganisaient pour éloigner et exorciser
leur véritable ennemi : tous les incontrôlables qui
avaient mis en misérable faillite leurs plans. Le soir,
comme chacun sait, une police déchaînée dans
sa certitude absolue dimpunité, déclenchera
lattaque contre lécole Diaz, siège provisoire
du Social Forum, où toutes les personnes présentes
seront massacrées par une flicaille en furie. Un action
apparemment incompréhensible parce quelle a même
frappé quelques uns des meilleurs alliés de la police
qui, pendant toute la journée, sétaient distingués
dans leur travail de délation. En réalité,
cet épisode sintègre aussi parfaitement dans
la logique militaire qui avait gouverné laction des
forces de lordre. Lépreuve de force du gouvernement
devait être menée jusquau bout.
1. Dans son livre, Les naufragés et les rescapés, écrit en 1986 quelques mois avant de se suicider, Primo Levi définit la zone grise comme lespace de collaboration entre certains internés dAuschwitz et leurs bourreaux et, plus généralement, la collaboration sociale quotidienne des gens ordinaires avec la machine à exterminer nazie.