Pour que ce juillet-là redevienne une menace
juin 2004, 8 pages

Sur le procès contre les rebelles de Gênes

Le 2 mars 2004 s’est ouvert à Gênes le procès contre 26 manifestants accusés de « dévastation et pillage » en rapport avec la révolte contre le G8 de juillet 2001. Et ce n’est que le début, un ballon d’essai en vue d’opérations judiciaires encore plus vastes. Il s’agit d’un procès en tout sens exemplaire : par rapport au type d’accusation (qui a bien peu de précédents dans l’histoire italienne, et qui prévoit plusieurs années de prison), par rapport à la façon dont le pouvoir a préparé le terrain aux jeux et à la vengeance des tribunaux, par rapport aux obstacles que tout mouvement collectif de libération individuelle doit affronter dans les palais comme dans la rue.

Préparé par 20 arrestations ordonnées par le parquet de Cosenza en novembre 2002 et par 23 autres effectuées peu après par celui de Gênes, ce procès veut adresser un message clair à tout le monde : l’émeute gênoise aura ses boucs émissaires. Il est plutôt évident que l’enjeu dépasse la révolte de juillet pour projeter son ombre funeste sur le futur. On peut prendre comme exemple l’initiative du parquet de Gênes qui a acheté une page entière du quotidien de la Ligurie, Il secolo XIX, afin de publier les images —prises à partir d’une caméra de vidéosurveillance— de deux manifestants en vue de les identifier. Pour l’occasion, le délit de « complicité psychique » a refait son apparition publique : l’Etat affirme ainsi qu’il n’est pas nécessaire de participer directement à des actions de révolte pour connaître les faveurs de la répression, mais qu’il suffit simplement pour cela d’être présent là où elles se déroulent sans empêcher les autres de les accomplir. Bref, sans se transformer en flics. Pour avoir un tableau encore plus précis, ajoutons qu’une offre —d’ailleurs aussi classique qu’indécente— avait été adressée de façon explicite et avec un certain succès aux interpellés de Cosenza : l’ « abjuration de la violence » en échange de leur sortie de prison. Ce qui est en cause, ce n’est pas telle ou telle action, tel ou tel sabotage, mais bien l’attitude face aux institutions et, plus généralement, le refus même de l’ordre social et de la vie de sujet qu’il impose. Collabo ou ennemi, voilà l’ultimatum que l’Etat lance à tout un chacun.

C’est aussi en ce sens qu’il faut lire la propagande fracassante que les différents Ministères de la Peur sont en train d’orchestrer autour du concept de “terrorisme”. Surtout après l’attaque contre les Twin Towers, le manifestant qui casse des vitrines est assimilé au révolutionnaire qui abat un homme d’Etat, et ce dernier au kamikaze qui se fait sauter dans un bus bondé. Grâce à cette confusion intéressée, la domination a essayé d’occulter le sens des journées de Gênes : d’une part une émeute sociale qui a entraîné des milliers d’individus disposés à renverser l’ordre de l’argent et des matraques, d’autre part un Etat qui a jeté bas son masque, révélant ainsi son visage assassin. Pour ceux qui n’ont voulu tirer aucune leçon de ces jours-là, que pourrions-nous ajouter ? Le pouvoir n’a-t-il pas été suffisamment clair en tabassant et assassinant dans la rue, en humiliant et torturant dans le secret de ses casernes ? Que pourrions-nous ajouter sur l’inanité de ceux qui demandent Vérité et Justice aux tribunaux, comme s’il pouvait y avoir une vérité et une justice en commun de part et d’autre de la barricade ? Le gouvernement, les dirigeants et les magistrats n’ont-ils pas été assez explicites en acquittant et en accordant une promotion, comme d’habitude, aux assassins et aux tortionnaires en uniforme ?

Tout comme les appareils de contrôle sectionnent les quartiers et les villes avec leurs barrières et leurs check-points, leurs caméras et leurs escadrons, les inquisiteurs sectionnent les événements avec leurs enquêtes et leurs codes. Les procureurs Canepa et Canciani —deux néo-spécialistes de la traque aux rebelles— perfectionnent juste l’œuvre commencée avec la militarisation de Gênes et poursuivie avec les charges des flics, le plomb assassin de Piazza Alimonda, les tortures à Bolzaneto et dans les autres casernes, les arrestations et les expulsions dans les jours et les mois qui ont suivi. Quant aux enquêtes, le procureur Silvio Franz, célèbre enliseur de scandales d’Etat avec l’appui d’une bande d’experts judiciaires notoirement liés aux carabiniers et aux néo-fascistes, y a tenu l’un des rôles principaux.

Il revient à ceux qui n’ont pas oublié cette révolte contagieuse qui a conquis les rues, à ceux qui ne veulent pas laisser sécher le sang que les sbires de l’Etat ont fait couler, de fournir à la solidarité avec les manifestants inculpés toutes les armes dont elle a besoin. C’est précisément le sens des modestes notes qui suivent.

Malgré les innombrables contre-enquêtes qui ont fini avec le totalitarisme du fragment par compliquer ce qui n’était que trop évident ; malgré le bavardage des spécialistes et les calomnies de la raclure politique qui ont couvert et traîné dans la boue cette émeute, nous voulons reparcourir une histoire menaçante pour la remettre en jeu.