Un été italien, par Quelques complices sans patrie
janvier 2005, 32 pages

En guise de présentation...


Nul n’est besoin d’avoir une vision machiavelique de l’histoire pour constater que l’Etat italien a frappé cet été de nombreux compagnons localement, même s’il a ressorti de sa manche une énième “association subversive” concernant tout le territoire avec la dite “Opération Cervantes” (mais les incarcérés pour des délits spécifiques fréquentaient tous la région du Lazio).

Pise, Gênes, Lecce, Cagliari et Sassari, Rovereto, Rome-Viterbo, la liste s’est allongée rapidement en quelques mois. Le tout accompagné d’une très forte pression des journaux locaux et de déclarations fracassantes du ministère de l’Intérieur, style « les anarcho-insurrectionnalistes constituent aujourd'hui la plus dangereuse et agglomérante formation subversive intérieure » (1). Si ces ordures ne font que leur travail, accompagnés par des juges et des procureurs évidemment serviles, il est cependant une raison pour laquelle s’accumulent les charges contre celles et ceux qui luttent sans compromis contre la domination : c’est que la situation sociale n’est toujours pas totalement pacifiée. Pour un Etat qui avait cru avoir éliminé à la racine toute forme de dissensus radical à la fin des années 70 à coups de lois spéciales, d’exécutions et de massacres, de militarisation des rues et des quartiers, de ratissages très larges dans la population et de distribution de milliers d’années de prison (plusieurs dizaines de prisonniers non repentis croupissent encore dans les geôles italiennes), force est de constater que la question sociale est loin d’être réglée. Tout simplement parce que la lutte armée n’était pas que le fait d’une minorité entendant poursuivre la libération étouffée au sortir de la guerre par la démocratie-chrétienne et le PC, mais que ce désir de révolution était plus largement partagé. Après les grandes vagues de répression et l’extension de la zone grise de la domestication dans les années 80-90 comme partout ailleurs, la dégradation des conditions de survie fait ressurgir à présent, comme un fil mystérieux qui traverse l’histoire, de nouvelles formes de luttes auto-organisées s’affirmant à travers l’action directe. L’Etat utilise alors la vieille théorie des “extrémistes alliés” (anarchistes, autonomes, brigadistes, islamistes) pour effrayer, dissuader et isoler.

Des situations non contrôlées. Rien qu’au cours de cette dernière année, on peut ainsi citer les grèves sauvages des conducteurs de bus et trams réprimées par des réquisitions forcées, des licenciements et des amendes (pas loin de 4 200 rien que pour Milan), la grève des ouvriers de Fiat Melfi avec blocage de l’usine pendant dix jours, chargée brutalement par les flics, les blocages de routes et manifestations de la population de Scanzano Jonico et de toute la zone de la Basilicata contre le dépôt de déchets nucléaires, projet finalement repoussé, la lutte des napolitains contre la création de nouveaux dépôts de stockage des déchets ou celle de la population d’Acerra contre la réalisation d'un in-cinérateur. Sans oublier l’incarcération de milliers de sans papiers dans des camps officiels ou sauvages (du type ancienne base militaire) et la tension qui en résulte comme les révoltes ponctuelles dans des quartiers contre les rafles de flics ou les émeutes et évasions collectives dans les centres de rétention.. Dans tous ces contextes, différents entre eux à bien des égards, des individus ont su s’organiser sans médiation et parfois arracher quelques lambeaux au pouvoir.

Alors, que l’Etat frappe ses ennemis jurés, rien de bien étonnant ni de scandaleux. Qu’il continue dans la ligne de l’enquête Marini (2) à inventer une “association subversive” comprenant une structure, une hiérarchie et des attaques –anonymes et diffuses le plus souvent– qui s’y rattachent, ne signifie pourtant pas qu’il ne se soit pas adapté, notamment en complétant ce niveau national qui présente l’inconvénient d’être lourd, lent et souvent inefficace, par une approche plus fine, plus locale. Le moindre incident ou la moindre agitation dans une ville peut ainsi servir de prétexte à envoyer quelques compagnons dormir derrière les barreaux puis à les tenir sous contrôle par des mesures d’assignation à résidence, de pointage ou au contraire d’interdiction de séjour admi-nistrative ou judiciaire. Cette stratégie plus ciblée de harcèlement de basse intensité permet ainsi de suspendre une épée de Damoclès permanente afin de les isoler de leur contexte de lutte. De plus, l’accumulation de lourdes peines avec sursis pour des délits ridicules fait monter la pression en rapprochant le terme de la prison ferme.

L’Italie ne fait ici pas figure d’exception, et cette tendance européenne à l’accentuation des peines (en quantité et en dureté) contre les pauvres et les rebelles touche donc aussi naturellement les anarchistes ou autres camarades qui rentrent dans ce cadre. Nul besoin de se leurrer davantage, ils ne sont pas attaqués parce qu’ils sont dangereux, mais plutôt pour les empêcher de le devenir, comme c’est le cas pour tous les indésirables, réprimés tout simplement parce qu’ils font tâche dans la grisaille sans fin de la servitude volontaire. Avec cette petite différence qui est que ceux qui affirment en pratique, le verbe haut et avec fierté, leur refus de collaborer prennent un peu plus que les autres, à cause de leur visibilité. Et surtout dans un moment où l’injection faite à chaque individu de participer à la domination se fait impérative. Rien de bien nouveau, donc, ni de spécifique de l’autre côté des Alpes, si ce n’est un milieu anarchiste qui, bien qu’éclaté suite aux dissentions internes, recommence en partie à se mêler aux luttes sociales, à se présenter allumettes à la main là où la poudre des conflits s’accumule.

Face à une répression qui poursuit son sale travail, certains compagnons recourrent par exemple plus fréquemment à des méthodes comme le colis piégé –qui est criticable sur le plan éthique rien que du seul point de vue de la non-certitude de toucher sa cible– dans un face à face avec les flics. Mais ce n’est pas l’unique réaction, puisqu’il est aussi question du comment participer aux luttes sociales. Différents textes d’analyse plaident ainsi en ce sens : « Combattre et se défendre contre les forces de police ne signifie pas en soi et pour soi subvertir les rapports sociaux de domination. Et dans une période où les rapports sociaux sont particulièrement instables, c’est là qu’il faut porter notre attention, notre critique théorique et pratique, en évitant le plus possible d’être poussé uniquement par un réflexe conditionné provoqué par la répression. Parce que, sinon, on finit par abandonner le terrain fertile mais inconnu des conflits sociaux pour rester dans celui stérile, mais connu, de l’opposition entre nous et eux, entre compagnons et flics, dans un affrontement riche en spectateurs mais pauvre en complices » (3). Un second texte, A l’air libre, précisait quant à lui : « Je pense que c’est moins que jamais le moment de renoncer au goût pour l’action directe, même à peu nombreux. Mais celui-ci devrait seulement être majoritairement lié à des contextes sociaux, à des insatisfactions perceptibles. (...) Le grand jeu, me semble-t-il, réside dans la capacité de réunir une certaine dose de non-conformisme quotidien (perturber partout où c’est possible la normalité sociale, des débats citoyens aux foires à la consommation et à l’abrutissement culturel, du travail à la paranoïa du contrôle) avec la célérité d’action au moment opportun. En étant des véhicules de la joie de vivre et non des Cassandre du futur effondrement du capitalisme ».

Vu la diversité des situations locales, nous avons complété les lettres et tracts de compagnons italiens avec des chronologies, une liste des brèves du désordre et d’actions de solidarité. Ce dossier n’a pas vocation à se perdre dans les flots de la contre-information mais plutôt de permettre à chacun/e de se réapproprier d’autres expériences, de permettre aux rencontres et aux complicités de se développer. Que la solidarité soit une arme.


(1) Interview donnée dans L'espresso n°35, 50e année, 2 septembre 2004, pp. 52-54.
(2) Voir Dans le marécage, limites et perspectives de la répression anti-anarchiste, éd. La conjuration des Ego, juin 2000, 52 p.
(3) Contrastare la repressione : riflesso condizionato o moto proprio ?, décembre 2003. Traduit en français sous le titre Affronter la répression : réflexe conditionné ou mouvement volontaire ?, in Tout le monde dehors, février 2004, pp. 14-17.
(4) All’aria aperta, Note su repressione e dintorni, par un amico di Ludd, septembre 2004.