" Recueil de textes argentins (2001-2003)"
éd. Mutines Séditions, 48 p., novembre 2003


Grand Show au programme
(zapping postmoderne de l'actualité)


Mesdames, messieurs, bonsoir. Venez au spectacle, assistez au grand cirque vivant ! Vous y verrez des gorilles, des ours, des lions, des clowns, des magiciens et des trapézistes ! Bien sûr, vous y trouverez votre place, car vous avez aussi un rôle à jouer dans ce cirque. Demandez le programme, regardez ce divertissement !

Une foule essaie de sauver une entreprise en faillite à cause du “diktat” du néolibéralisme. Il y a aussi plein de gens au chômage, en totale décadence économique, morale et familiale. C'est le règne de la propagande contre tout ce qu'on peut trouver d'espagnol. Tous contre le Vizcaya de Bilbao1, tous contre la Telefonica ou Repsol-YPF2 ! Comme si Coto3 c'était mieux, comme si le petit supermarché du coin de la rue défendait ardemment les intérêts si précieux de la nation et de son économie. Mais que deviendra le petit supermarché du coin si ça marche pour lui ? Ne serait-il pas lui aussi une multinationale, s'il en avait les moyens ?

Le capital ne connaît ni frontières, ni drapeaux. Le capital c'est le capital, froid, assassin, incohérent et irrationnel. Le capital cherche plus de capital. C'est son unique raison d'être. Le pouvoir, toujours plus de pouvoir, le contrôle, toujours plus de possibilités de contrôle.

Tous affirment vouloir assister à la chute de l'économie libérale, alors que c'est le bien être des gens qui continue de chuter. Les partis de gauche (comme ceux de droite), les syndicalistes et une foule d'autres adeptes du contrôle social réclament plus d'Etat et une compagnie aérienne étatisée et populaire. Rendons à l'Etat ce qui lui revient.

Dehors les Yankees, dehors les Anglais ! C'est le discours qu'ils servent dans leurs meetings, sur leurs affiches et de vive voix. ça rappelle la formule-vestige d'un lointain passé européen : “Tout dans l'Etat, rien en dehors, personne contre”. Ici aussi, de nombreuses personnes semblent en être restées là.

Et le spectacle continue ! Tout le monde doit y tenir son rôle ! Et comme tout se passe en une fraction de seconde et que l'on vit dans l'instantané, les gens sont terrorisés. C'est la peur de ne rien avoir à donner à ses enfants, de rester au chômage, sans statut social. L'insécurité, l'insécurité ! Voilà ce que crie Doña Rosa face à la caméra, désespérée, dont l'unique but est de faire un scoop. Pour pouvoir vendre à toute la côte sa goutte de sang ou sa petite larme. L'insécurité, c'est l'assurance-vie des oppresseurs. C'est pourquoi ils s'y accrochent, pour ne pas tomber de la petite branche qui leur permet de respirer l'air du pouvoir et
du contrôle.

Tout en continuant de crier, désespérée, face à la caméra, Doña Rosa se rappelle soudain qu'elle a quelque chose sur le feu, mais pendant qu'elle touille le plat, elle ne manque pas d'allumer l'écran qui lui montre une poignée de gens enfermés entre quatre murs, filmés 24 heures sur 24, dans l'espoir de gagner un billet et la gloire, beaucoup de gloire. Parce qu'être quelqu'un, c'est passer dans les médias et avoir quelques thunes à montrer. Bien entendu, Doña Rosa n'échappe pas au reality-show qu'elle vit tous les jours, avec la caméra de vidéo-surveillance en bas de son immeuble, dans le supermarché, dans la petite boutique. C'est le reality-show de l'insécurité, où être le flic de ton propre voisin rapporte, soit parce que tu peux ragoter, soit parce que tu peux y gagner une capacité de réaction immédiate face à l'attaque imminente de ceux qui sont obligés de voler pour pouvoir bouffer. Mais ce qui importe, c'est que les flics soient les gentils et que leur boulot soit de nous protéger. Car la police fait aussi partie du spectacle. Elle nous invite chaleureusement à nous amuser et à entrer dans cette sarabande de coups de bâton.

La revendication est, elle aussi, présente au milieu de ce cirque ! Quelle bonne justice, elle a attrapé le joli vendeur de gommes ! Comme si la lutte contre la corruption se terminait avec une sentence du jury. Comme si la notion de corruption ne corrompait pas elle-même. Le pouvoir n'est pas corrompu, il corrompt. Mais ça ne fait rien, je suis content de mon reality-show. Heureusement que le monde n'a rien à voir avec la télé !

S'il n'y a rien à manger dans ce cirque fabuleux, en revanche les télévangélistes ne manquent pas, eux qui soignent à travers l'écran et vont tout améliorer. Ils mélangent angoisse et désespoir pour en faire une salade russe de “salut” (le salut des pasteurs télévisés), à laquelle dieu lui-même, s'il existait, ne comprendrait rien.

Le cirque est mobile. La caméra se déplace partout. Elle va dans l'altiplano, où les pauvres, après avoir été virés de la grande entreprise étatisée, souffrent à présent du néolibéralisme sauvage. Là, ils forment des piquets de désespoir pour demander un peu de sous. Et lorsque l'état “omnipotent” se rend compte que la situation dégénère, il envoie ses archanges verts lutter contre l'invasion. “Ce sont des communistes, ils sont soutenus par les FARC, ils veulent détruire la démocratie !”, et coule le sang. Ils ont beau dire qu'ils ont faim, qu'ils veulent vivre dignement, qu'ils ne savent pas qui était Marx et que cela ne les intéresse pas, et même qu'ils veulent la paix, c'est la paix du cimetière qui les attend, la paix bourgeoise de leur cirque, achetée à coups de cotisations, vote par vote.

Et, comme d'habitude dans ce cirque, le clown se prend encore les coups. Qu'est-ce qu'un utopiste d'anarchiste peut bien penser de ce qui se passe ? Puisque c'est un rêveur, un utopiste, ne vit-il pas dans les nuages ? Et puis il est incapable d'expliquer quoi que ce soit sans passer par un antiautoritarisme simpliste ! Sans compter qu'il réduit tout à un changement de société !

En toute simplicité, je ne cherche pas de solutions compliquées, ni à me compliquer la vie avec l'existence de ce système social, parce que continuer à penser à l'intérieur du système, c'est le maintenir en vie. Je revendique donc à grands cris la fin irrémédiable de la fonction : mort à l'autorité, mort à l'Etat et à la nation, auto-organisation, anarchie, liberté et révolution !

LuKs
Libertad n°20, juillet-août 2001

1.Banque espagnole très implantée en Argentine.
2.YPF était l'entreprise pétrolière nationale d'Argentine. Privatisée sous Menem, elle a été rachetée par l'entreprise espagnole Repsol.
3.Coto est une chaîne de supermarchés argentins.