" Recueil de textes argentins (2001-2003)"
éd. Mutines Séditions, 48 p., novembre 2003


Ode à l'évasion
(zapping postmoderne de l'actualité)


Du cirque décrit il y a deux mois ne subsistent que le malaise et la fringale (comme quand on a fumé un pétard). C'est le règne de la faim, la faim de mieux être, et tout apparaît maintenant comme une grande salade. L'Etat prend l'eau et joue à la bataille navale en plein dans cette soupe, dont le consommateur paie toujours le vermicelle. Car l'Etat se trouve au centre du système dont nous faisons tous partie. Ainsi, le chef du bouillon ordonne-t-il à ses mitrons d'appliquer plus d'impôts tout en pratiquant des réductions budgétaires, autant d'inventions et de stratégies qui visent à augmenter les finances de l'Etat et du grand capital.

Cela importe peu aux petits cuisiniers qui préparent le gâteau. Eux mangent bien et n'ont pas envie d'être mangés. Des juges viennent au secours des pauvres tandis que les sénateurs sont en plein délire. Ils appliquent leurs ajustements sans se soucier de la faim qu'ils génèrent et, bien sûr, sans se laisser bouffer. Au menu, on trouve aussi la propagande de la gendarmerie et de la police qui tentent de recruter de nouveaux “martyrs” pour matraquer et assassiner la faim qui nous tenaille. Obtenir le statut de policier et fliquer ceux de ta classe te permet de bouffer et de survivre. Ces superhéros d'historiettes sont censés lutter avec leurs superpouvoirs contre la vague criminelle, jamais aussi criminelle qu'eux-mêmes, que celui qui exploite, domine, fait la pluie ou le beau temps.

Alors qu'on prépare cette salade niçoise, le CCC1, les syndicalistes et autres condiments réformistes viennent s'y ajouter. Ils se positionnent dans l'autre camp, celui des superamis qui luttent contre les ajustements et la répression, tout en calculant le nombre de participants à leurs piquets et la quantité de votes qu'ils peuvent récolter. Le MST2 et les trotskistes de d'hab' se mêlent à leur tour au potage pour gagner eux aussi quelques adeptes en accompagnant tout ce qui peut avoir l'air révolutionnaire et juste. Peu leur importe qu'il n'en soit rien, bien au contraire. Ils coupent des routes et téléphonent à Cronica3 pour être filmés et faire de la pub à leur cause, depuis des années la même : prendre le pouvoir. Mais couper une route ne suffit pas, c'est la racine du mal qu'il faut couper.

On voit ainsi de vieux agitateurs et syndicalistes se relancer dans la bataille, mais je ne me rappelle pas qu'un seul d'entre eux ait mis en doute le terme de “crise”. Car le système capitaliste a en permanence besoin d'être “en crise” ; c'est comme ça qu'il vit, se reproduit et reproduit les opportunistes qui veulent sauver le peuple.

Enfin, voici la cerise sur le gâteau : la dette extérieure, plus intérieure que jamais, qui n'est toujours pas payée. On nous gave avec l'indice des investissements par-ci, un impôt de plus par-là, autant d'inventions destinées à gruger les exploités et à continuer à les spolier toujours davantage. Cela revient à penser que changer de cuisinier rendra le gâteau meilleur. Quelle l'illusion que croire que celui qui te dirige se soucie de ton bien-être. Il ne s'intéresse qu'à lui et veille surtout à ce que tu ne te rebelles pas. Il n'y a aucune différence entre un Menem, un De La Rua, un Galtieri ou un Vignone4, seule la couleur de l'uniforme change. Il ne s'agit pas de remplacer le chef, mais bien de couper la chaîne et de tuer le maître qui manie le fouet.

Parce que, comme l'a dit “le Général”5, il y aura toujours des pauvres… En tout cas, il en sera ainsi tant qu'existera le système capitaliste. De “l'illustrissime Général Peron” (nous avons eu et gardons encore beaucoup de généraux) et du modèle d'Etat providence, il ne reste que ce maudit assistancialisme de l'Etat. Nous avons hérité de miettes telles que ces “bénis” plans de travail, bénis tout comme l'Etat qui les octroie et les intentions qui les sous-tendent. Réclamer des plans de travail ne suffit pas. Nous voulons ruiner l'Etat le plus et le mieux possible. Non pas pour qu'un quelconque sauveur prenne les rênes de la domination, mais pour construire une autre société, dans laquelle les 150 pesos du plan6 n'auront plus aucune importance et où régneront les envies de créer d'autres relations, d'autres manières de se regrouper, de voir les choses et d'œuvrer ensemble. Parce que quémander 150 pesos pour bouffer, c'est continuer à réclamer du fric, l'une des armes les plus puissantes que possède le Capital. La dîme, la mita (impôt inca), la TVA étaient et restent ce qui permet à l'Etat de subsister, c'est donc cela qu'il faut attaquer.

Penser à des améliorations à l'intérieur de l'Etat, c'est maintenir le statu quo de ce système social. S'il est difficile de penser en dehors de l'institution et d'imaginer un fonctionnement sans autorité, ce n'est pourtant pas chose impossible. Il suffit de changer sa manière de considérer la société, de chercher les causes et de dépasser les modèles ; voir les choses d'un autre œil et agir. La crise c'est l'Etat, son allié le Capital. Combattons la crise et l'autorité qui l'engendre. Je ne propose pas de recette miracle, vous savez comment l'attaquer.

Auto-organisons-nous !

Luks
Libertad n°21, septembre-octobre 2001

1.Le CCC (Courant Classiste Combatif) a été créé au début des années 90 par les maoïstes du PCR-PTP, dont il constitue le “front de masse”.
2.MST : Movimiento Socialista de los Trabajadores, mouvement socialiste des travailleurs, formation trotskiste.
3.Cronica : journal et chaîne de télé de tendance conservatrice, très populaires en Argentine.
4.Galtieri et Vignone ont été les présidents successifs de l'Argentine sous la dictature militaire.
5.Allusion à Peron.
6.Les plans de travail sont des allocations attribuées aux chômeurs par les gouvernements provinciaux en échange de quelques heures de travail journalier.