" Recueil de textes argentins (2001-2003)"
éd. Mutines Séditions, 48 p., novembre 2003



Le 26 juin 2002, malgré l'interdiction des autorités, de nombreux groupes de chômeurs, dont ceux de la coordination Anibal Veron, décident de couper le pont Puyrredon, axe stratégique reliant la capitale à sa banlieue sud. Dans la ville d'Avellaneda, la PAF (police fédérale argentine) attaque le rassemblement, provoquant plus de 50 blesséEs par balles, de nombreuses arrestations et la mort de deux piqueteros : Dario Santillan (membre du MTD Lanus) et Maximilian Kosteki (participant au MTD Solano).

Misère, humiliation, mort…


Ce qui s'est passé au pont Puyrredon est un nouvel avertissement : celles et ceux qui essaient de relever la tête seront massacréEs. Le rouleau compresseur politico-médiatique est à l'œuvre. Les uns nous montrent en gros plan les armes des piqueteros, tandis que les autres exigent enquêtes et mises en détention, les uns focalisent sur du verre brisé et des commerçants désespérés, tandis que les autres reprennent la litanie commune aux faucons et aux colombes au pouvoir…

Lui, est resté, il s'est penché pour porter secours à un blessé. Il savait qu'ils arrivaient et il a dit aux autres de partir. D'un coup d'œil il avait tout compris : les blessés, le besoin d'aide, l'irruption des flics. Il est resté parce que ranimer un compagnon tombé faisait aussi partie de sa vie. Quand ils sont arrivés à quelques mètres de lui, les regards se sont croisés et il a certainement senti la mort que distillaient les policiers. La lutte, la résistance, le courage, la solidarité : toute une vie qui transparaît dans un geste, tandis que de l'autre côté, une vie tout entière se trouve également résumée : dans l'assassinat, la fausseté, le mensonge, la lâcheté. Lui se relève et se retourne, il veut courir et poursuivre le but qu'il s'est donné depuis qu'il est né : vivre.

L'autre voit un dos, vise et accomplit la mission que lui a assignée l'institution : tuer et soumettre. L'homme tombe et la bête continue à le chasser alors qu'il est à terre. Une balle dans le corps, il essaie de bouger. Cet homme, ils l'ont reconnu : quelques minutes auparavant, il résistait lors de la bousculade sur le pont. D'autres arrivent, ils l'insultent, ils le fouillent et le laissent étendu sur le sol. Il est vivant mais ne peut presque plus bouger. De l'artère perforée s'écoule le sang d'une vie qui s'éteint. Je veux être là, te couvrir, pincer cette artère, arrêter l'hémorragie. J'éprouve de l'amour pour ces deux hommes et ça me renforce. “Se sentir aimé rend plus fort que se sentir fort” (Goethe). Cela confirme ce que je pensais : ces moments définitifs nous attendent tous, sans que nous sachions quand aura lieu l'épreuve, et en nous tous brûle cette flamme, l'immense flamme qui mettra fin à l'horreur…

Un de plus disent-ils, mais c'est bien plus qu'un, plus d'un qui pleure ses morts. Au plus profond d'entre nous, cette nouvelle perte nous oblige à continuer, nous engage encore plus dans la lutte pour changer ce système, nous confirme dans nos raisons et nos sentiments. Faire honneur aux gestes de nos compagnons passe d'abord par l'engagement et
la vengeance.

Un pont relie ces gestes et nos convictions, et nous le traverserons ensemble en unissant nos feux.

M.G.
La Protesta n°8220, juillet-août 2002