" Recueil de textes argentins (2001-2003)"
éd. Mutines Séditions, 48 p., novembre 2003


Les Malouines sont… 1


Nous vivons des temps de confusion idéologique marqués par le nivellement des idées et la fin des convictions. Aussi, bien que certains considèrent cela comme une évidence, sommes-nous contraints de répéter une fois encore que nous, les anarchistes, ne sommes pas patriotes. Nous ne défendons pas le concept de patrie, qui accorde une valeur particulière à une nation, à ses institutions et ses symboles, et donc à un Etat. Certains affirment que “la patrie est le territoire de l'enfance”, mais nous refusons d'utiliser ce terme, même dans ce sens. Nous pouvons certes comprendre l'attachement aux coutumes et aux odeurs de telle ou telle région et la sympathie que l'on peut ressentir “à priori” pour celles et ceux qui jouissent ou souffrent dans un environnement semblable au nôtre. Pour autant, cela ne nous éloigne pas de celles et ceux qui connaissent d'autres attachements et coutumes, mais n'en éprouvent pas moins des jouissances et des souffrances similaires aux nôtres. Ce n'est pas cette patrie étatique qui nous donne une identité. Nous ne nous reconnaissons dans aucune patrie. Celle-ci n'existe pas pour nous.

L'histoire des Malouines, nous amène à poser la question des causes des guerres dans le système capitaliste et des sentiments populaires qu'elles provoquent.

“La guerre est inévitable” : telle est la manière dont la présentent les dirigeants et la presse toujours complice. Ils parlent de situation sans issue, prétendent qu'ils aimeraient l'éviter mais que c'est chose impossible de par l'attitude de l'ennemi occasionnel. Mais il suffit de mettre à jour la logique du capitalisme et de ses systèmes démocratiques pour comprendre que pour eux la guerre est définitivement un mal nécessaire.

Le but de toute entreprise est de faire de l'argent. Elles doivent pour ce faire vendre leurs produits aux consommateurs, qui permettent à la roue du profit et de l'exploitation de continuer à tourner. Lorsque les acheteurs d'un pays ne suffisent plus à satisfaire l'avidité des entrepreneurs, ceux-ci commencent à exporter leurs marchandises vers d'autres régions, marchandises qui entrent alors en compétition avec les produits “étrangers”. Pour ce faire, tous les moyens sont bons et, sous couvert de défendre des intérêts transnationaux, certains Etats imposent leurs conditions à d'autres, plus faibles. Ces derniers, dont le but est également de conquérir et d'opprimer (car tout Etat est impérialiste), devront se soumettre aux exigences des émissaires du pouvoir le plus fort ou s'attendre à une intervention militaire.

Nous savons que certaines guerres s'appuient aussi sur des motifs religieux, ethniques et culturels, mais toutes ont pour but de maintenir les profits, les privilèges et les bénéfices de la classe dominante. L'industrie de guerre est, avec celle des drogues (légales ou non), celle qui mobilise les plus grandes masses financières au monde et cette industrie a besoin d'écouler sa production de munitions, de missiles etc…. Pas de guerre, pas de commerce. Aussi a-t-on pu dénombrer au cours des dix dernières années 200 conflits qui ont pour conséquences un nombre croissant de morts civils (deux millions d'enfants tués ou mutilés) et de réfugiés, ainsi que l'exploitation totale de millions de personnes.

Les dépenses militaires des Etats Unis représentent un montant total de 276,7 mille millions de dollars par an (le maximum de toute l'histoire de l'humanité), celles de l'Europe s'élèvent à 180 mille millions de dollars, et celles du Mercosur à 20 millions de dollars. Si nous ramenons ces dépenses à la population de chacune de ces régions, nous constatons qu'aux Etats-Unis (278 millions de personnes), chaque yankee dépense (ou investit) quelques 997 dollars par an dans les armes, la somme se monte à 485 dollars pour les Européens et, pour les habitants du Mercosur, à 85 dollars.

Nous connaissons les grandes puissances mondiales et leurs mobiles. C'est pourquoi, il est impossible de penser la paix à l'intérieur du système capitaliste tant que subsistent les Etats. Les pacifistes (qui ont rarement le ventre vide), qui nous proposent de rester assis les bras croisés en attendant qu'un tank nous écrase, sont des idiots ou des criminels.

Ceux qui détiennent le pouvoir et l'information savent bien que s'ils demandaient aux gens du peuple de leur donner leurs enfants pour faire une guerre qui leur permette de sauvegarder leurs intérêts, leurs privilèges et leurs profits, ils n’essuieraient que moqueries et un refus de participer à une entreprise aussi stupide. La sincérité n'étant pas le propre de cette engeance, leur discours utilise donc des artifices tels que la défense du drapeau, l'honneur de la patrie, le courage du peuple et le souvenir de ceux qui sont tombés au cours des guerres précédentes. On invoque les sentiments nationalistes et patriotiques d’une population que l'on parvient à enflammer grâce à un matraquage médiatique systématique. Et les gens finissent par se laisser mener (la plupart du temps de leur plein gré) à une guerre contre l'ennemi de telle ou telle nation, ou contre ces subversifs qui vont à l'encontre de leurs “convictions”.
Les oppresseurs peuvent rire, tandis que ce sont toujours les mêmes qui pleurent, les opprimés du monde entier.

La guerre des Malouines est un thème récurrent et d'actualité, aujourd'hui que l'on célèbre son vingtième anniversaire. J'ai encore en mémoire ce matin du 2 avril 1982, lorsque l'annonce de l'invasion m'a réveillé, et la tristesse qui m'a envahi car j'avais l'intuition, la certitude de cette catastrophe imminente. Je me rappelle que j'avais le même âge que ceux que l'on envoyait combattre, que j'ai suivi l'évolution des événements au jour le jour en écoutant les radios argentines insupportables (impossible d'oublier la progressiste Magdalena Ruiz Guinazu), et Radio Colonia qui diffusait les infos de la BBC en racontant une toute autre histoire. Je me souviens aussi de tous ces musiciens, modernes et anciens, qui ont commencé à se faire des thunes avec un rock national, forcément officiel. Ce n'était même pas une trahison, car ils ont finalement toujours été du côté des flics et des exploiteurs, par vocation ou par opportunisme. Et puis il y avait tous ces gens sur la place de Mai et Galtieri 2, échauffé par la ferveur populaire… Si la place n’avait pas été si pleine, l'armée n'aurait probablement pas envoyé tant de troupes, et peut être le conflit se serait-il conclu sur un quelconque accord diplomatique. Enfin, n'oublions pas les collectes qu'organisaient Pinky et Santo Biasatti à la télé. Que d'arnaques ! Quelle bande de misérables criminels !

Et la Gauche (j'ai été à ces réunions et je m'en suis fait systématiquement expulsé) qui appelait à se porter volontaire, sous prétexte que l'ennemi était l'impérialisme. L'argument ultime des trotskistes consistait à vouloir gagner les militaires à leur cause, à présent que les Yankees les avaient trahis. Ils parlaient de contexte favorable, et sont allés jusqu'à accepter l’aide qu'apportait l'Union soviétique aux forces armées argentines (autre couleuvre à avaler de la part du grand ennemi). Quant aux communistes, ils bombaient le torse d'orgueil à l'idée de constituer une union civique et militaire et de participer enfin au pouvoir d'Etat.

Sont-ils des traîtres ? Non, car ils n'ont jamais été et ne seront jamais du coté des opprimés. S'ils ont véritablement trahi leurs militants morts ou disparus ainsi que leurs convictions, ils sont restés fidèles à l'idéologie du socialisme d'Etat et du pragmatisme. “La fin justifie les moyens”, voilà la devise de ces dirigeants et de nombreux militants aspirants-chefs. “L'ennemi de mon ennemi est mon ami” : cette définition abrupte et magistrale témoigne de la pensée qui avait alors cours et que l'on a vue resurgir ces jours derniers dans les assemblées de quartiers.

Ils affirment aujourd'hui que ce fut une guerre absurde, ils accusent les militaires d'avoir envoyé à la mort des centaines de jeunes mal armés, sous-alimentés, et de n'avoir pas réalisé l'unité entre les différentes factions des forces armées. Ils lâchent aujourd'hui ceux qu'ils soutenaient hier, et dénoncent ceux qui, comme eux, ont été abusés dont les convictions sont passées à la trappe des militaires. Ils accusent parce que la guerre a été perdue, mais leurs idées et intentions sont claires : si les troupes avaient été préparées, si les chocolats étaient bien arrivés, la guerre n'aurait pas été absurde et les militaires tortionnaires et assassins auraient pu redorer leur blason. Seulement, on a perdu la guerre…

Dans l'Angleterre de Margaret Thatcher, marquée par une politique ultraconservatrice, la perte d'emplois et de conquêtes sociales, c'est l'image de la victoire qui prédomine, mais cela aurait pu être le contraire. Les notions de victoire et de défaite relèvent du capitalisme et de sentiments populaires fascistes qui se soldent toujours de la même manière ici et là bas. Comme d'habitude, ce sont les mêmes qui ont gagné : les fabricants d'armes, les spéculateurs de la finance, les commerçants, les entrepreneurs étrangers ou nationaux, ceux qui vendent plus de journaux, de livres d'investigation ou d'idées alternatives, ceux qui maintiennent les privilèges, Dieu qui a combattu sur les deux fronts… Et ici comme là bas, les perdants restent également les mêmes : les jeunes morts au combat ou estropiés, les plus de 300 suicidés, les travailleurs étrangers ou nationaux, celles et ceux que l'on opprime pour le profit et les privilèges de quelques uns… “le patriotisme est le refuge des canailles”.

Nous suivons notre chemin de misère et endurant les souffrances que provoque ce système absurde et criminel, mais en comprendre les causes enrichit notre raison et sentir la révolte nous donne espoir.

Ils peuvent momentanément respirer tranquilles, mais par une action soutenue et continuelle, nous viendrons à bout de tant d'hypocrisie et de tant de misère, à jamais.

M.G.
La Protesta n°8219, mai-juin 2002

1.Allusion au slogan “Les Malouines sont argentines”, en vogue au moment de la guerre des Malouines (2 avril-15 juin 1982), et que l'on trouve encore sur de nombreux murs du sud de l'Argentine (le long de la côte d'où sont partis les marins).
2.Le général Galtieri était le militaire au pouvoir qui a lancé l'Argentine dans la guerre des Malouines.