" Recueil de textes argentins (2001-2003)"
éd. Mutines Séditions, 48 p., novembre 2003


Dévastations la nuit du 10 janvier à Buenos Aires
LA FETE CONTINUE


Aujourd’hui 10 janvier, environ 5000 personnes ont manifesté de la Plaza de Mayo jusqu’au tribunal, l’encerclant quelques heures et manifestant contre la Cour suprême et sa complicité avec le pouvoir.Le détachement de militaires qui défendait l’édifice était en état de siège.

En soirée, les gens sont redescendus dans la rue dans presque toute la capitale ainsi que dans la province de Buenos Aires.

Vers 10h30, à chaque croisement, ils affluaient en tapant sur les casseroles (“cacerolazo”) avec tous objets faisant un maximum de bruit. En peu de temps, une marée humaine commençait à parcourir les grandes avenues du centre. Aux alentours de la Plaza de Mayo, ils réclamaient la tête d'un autre président jusqu'au portail de sa demeure. Cette fois-ci, la police ne s'y attendait pas. Il n’y avait pas les barrières de sécurité habituelles qui isolent la Casa Rosada sur une bonne cinquantaine de mètres... Les gens ont été jusqu'au portail en faisant un bruit incroyable, grisés par leur propre fête, émus et stupéfaits d'eux-mêmes. Ils fêtaient leur joie !

Mais après deux heures d’affilée, Duhalde était si fatigué de tant de bruit, qu'il a lancé ses sbires pour faire place nette.

Tout d'un coup, les lacrymogènes, des tirs et des charges. Les gens se dispersent à la va-vite dans les trois grandes rues qui mènent vers l'avenue 9 de Julio. La fête commence. Au début timidement, ensuite le nombre de personnes augmente et elles commencent à s'occuper des banques, des Mc Donald's, des bureaux administratifs trouvés le long du chemin. Quelqu'un monte sur le clocher de la cathédrale, fait sonner les cloches puis y met le feu. L'avenue Callao se remplit de manifestants qui ont été chargés Plaza Congreso. A la hauteur de l'avenue Corrientes se réunit une nuée de jeunes “casseurs” encagoulés qui, au milieu de gens de tous âges, attaquent systématiquement tout ce qui leur tombe sous la main.

Ils agissent contre tous les symboles du Capital, ne laissant intact aucune banque ou Mc Donald's, rentrant à l’intérieur et brûlant tout ce qui s'y trouve. Dans le reste du centre-ville, ils saccagent et mettent aussi le feu. Dans des zones plus périphériques, d'autres gens brûlent des voitures pour faire des barricades, les festivités continuent avec le saccage de tous ces symboles. Tout autour du Congrès, les sbires commencent leur chasse jusqu'à l'avenue Cordoba vers le nord et par l'avenue Entre Rios vers le sud.

Sur l'avenue Cordoba arrivent des véhicules de police grillagés avec les portières ouvertes et la pointe d'un fusil qui dépasse. Ils sont guidés par les projecteurs des hélicoptères qui suivent les groupuscules qui se dispersent après les dévastations, puis ils commencent à tirer comme des lapins, dans le dos, les gens qui détalent aussi vite qu'ils le peuvent.

Il est déjà 5h du matin et chaque coin de Buenos Aires brûle alors que les patrouilles circulent à la recherche des victimes. Les médias disparaissent. Il n'y a aucune image à la télé sinon celle du “calme” deux heures après. Dans les kiosques apparaissent les unes des quotidiens qui annoncent les affrontements, les arrestations et les blessés. Mais radios et télés ont aujourd'hui encore à peine diffusé quelques images des destructions, accompagnées d’interviews de soi-disant usagers fâchés d’avoir trouvé leurs banques hors d’état de nuire dans toute la ville.

Pendant qu'on s'éloignait, tout le monde se donnait rendez-vous pour le lendemain “parce que nous devons revenir demain, après-demain, etc...”. Qui sait ce qui se passera... Nous n'avons pas de nouvelles précises sur le nombre de détenus et de blessés du cours de la nuit. Nous sommes seulement au courant de trois personnes arrêtées alors qu'elles volaient dans un kiosque, et d'une autre arrêtée dans une banque.

Quelques enragés de Buenos Aires

Traduit d’une lettre publiée par le journal italien
Terra selvaggia n°10, mars 2002