" Recueil de textes argentins (2001-2003)"
éd. Mutines Séditions, 48 p., novembre 2003


Chronologie
(1999-février 2002)

1999

• 24 octobre : le chef de l’opposition aux péronistes, Fernando de la Rúa (64 ans), est élu président.
• Décembre : hausse des impôts qui frappe uniquement les classes moyennes.

2000
• 29 mai : le gouvernement de la Rúa annonce une réduction importante des dépenses de l’Etat, avec une baisse des salaires de 12 à 15 % pour 140 000 fonctionnaires, ainsi qu’un projet de mise à l’écart des syndicats de la gestion des oeuvres sociales : 20 000 personnes protestent dans les rues de Buenos Aires.
• 6 octobre : le vice-président Carlos Alvarez, leader du Front pour un pays solidaire (Frepaso) démissionne pour protester contre l’étouffement par le Sénat du scandale de pots-de-vin versés à l’occasion du vote de la réforme du droit du travail, en avril 2000.
• 28 décembre : le FMI alloue à l’Argentine un ballon d’oxygène de 40 milliards de dollars (45 milliards d’euros).

2001
• 16 mars : de la Rúa, président d’une alliance politique fragile entre le Frepaso, un amalgame de péronistes dissidents de sociaux démocrates et de centre gauche, et le centre droit (Union civique radicale), lance un nouveau « plan d’austérité » approuvé par le FMI.
• 19 mars : Domingo Cavallo, le revenant monétariste qui a oeuvré sous la dictature militaire et auteur de la parité catastrophique peso-dollar, ministre de l’économie, obtient des pouvoirs spéciaux pour « résoudre » la crise. De nombreuses manifestations à Buenos Aires et dans ses banlieues contre les mesures proposées.
• 27 avril : un troisième plan d’austérité qui prévoit de « réorganiser » les services publics.
• Mai : des centaines d’enfants de chômeurs manifestent à Buenos Aires après avoir marché pensant deux semaines depuis la province lointaine du nord-ouest de Jujuy.
• 11 juillet : onzième plan de stabilisation qui prévoit une baisse des salaires et des pensions de 13%, ce qui déclenche diverses manifestations et journées de grèves syndicales.
• 19 juillet : le pays est paralysé par une grève générale des syndicats. Elle prélude à d’autres manifestations dans tout le pays contre le plan d’austérité, le 29 août.
• 14 octobre : élections parlementaires. Alors que le vote est obligatoire et l’abstention passible d’amende, il y a plus de 40 %de votes blancs ou nuls et environ 20 % d’abstentions. Défaite de l’Alliance de gouvernement et « succès » de l’opposition péroniste
• 1er décembre le gouvernement avec Cavallo décide de limiter les retraits en espèces à 1 000 dollars par mois (pesos) et d’interdire les transferts à l’étranger. Depuis des mois, le gouvernement présidé depuis décembre 1999 par de la Rúa ne parvient pas à endiguer manifestations et émeutes récurrentes dans les villes de province, barrages routiers et pillages des chômeurs organisés, les piqueteros, actes collectifs ou individuels comme la mise à sac des distributeurs de billets. Parallèlement, les plus riches retirent leur argent des banques pour le transférer à l’étranger ou le planquer : 1 milliard 300 millions de dollars s’envolent ainsi.
• 3 décembre : pour se plier aux impératifs du FMI dont une mission vient à Buenos Aires dicter ses conditions, des mesures strictes de contrôle des banques sont prises qui limitent les sorties d’argent vers l’étranger (le plus gros est déjà sorti) et les retraits en liquide des comptes bancaires. Cette dernière mesure est particulièrement contraignante, particulièrement pour les plus pauvres, car la plupart des transactions se font en liquide (notamment tout ce qui se rapporte à l’économie clandestine, qui couvrirait près de 50 % de l’économie réelle), ce qui entraîne la polarisation d’une hostilité contre les banques. La plupart des transactions doivent recourir à des monnaies de circonstance, émises par les organisations de troc mais aussi par les provinces, puis par l’Etat lui-même (qui a même confisqué les avoirs des caisses de retraite convertis en bons-papier échangeables) : si le dollar reste roi, il est plus thésaurisé et laisse place non seulement au peso mais à des patacones, argentino, lecops et autres « bons » de toutes les couleurs.
• 5 décembre : le FMI refuse tout nouveau crédit à l’Argentine pour ne pas avoir accompli les réformes de tout le système étatique, réforme rendue impossible par l’opposition à la fois des gouverneurs de province tout puissants et la montée des résistances populaires contre toutes les mesures déjà prises mais jugées insuffisantes par le FMI.
• Jeudi 13 décembre : les trois syndicats organisent une grève générale de 48 heures (la douzième en deux années) contre la baisse des salaires et des pensions et le cantonnement des retraits bancaires. Grève tout autant inefficace que les précédentes, bien que massivement suivie (des milliers de personnes dans les rues et des barrages routiers paralysants). Des discussions se poursuivent au niveau des dirigeants pour tenter de voir quelles restrictions faire supporter aux classes moyenne et ouvrière afin que les classes possédantes sortent du marasme économique, générateur d’une misère sociale grandissante qui d’un moment à l’autre peut éclater en mouvement dangereux pour l’ordre social capitaliste. On évalue qu’en six mois, plus de 500 000 personnes ont descendu d’un degré dans la misère sociale pour peupler les « villas miserías » où sont apparues des banderoles soulignant ironiquement « Bienvenue aux classes moyennes », faisant ressortir une paupérisation générale de la quasi-totalité de la population (sauf la frange limitée de la classe dominante et de ses plus zélés serviteurs). On évaluera dans cette période que chaque jour 2 000 « classes moyennes » descendent d’un cran dans l’échelle sociale. Un économiste argentin peut souligner que « la classe moyenne voit qu’elle est au bout de la route. C’est maintenant un jeu totalement nouveau ». Une autre manifestation syndicale est prévue pour le 21, mais les dirigeants syndicaux seront pris de vitesse par une explosion sociale qu’incidents et violences, limités mais récurrents, pouvaient pourtant laisser prévoir : les promenades syndicales ne visaient qu’à tenter de les neutraliser tout en donnant plus de poids aux bureaucraties dans leurs intrigues autour du pouvoir.
• Le 14 : nouvelles manifestations.
• Samedi 15 décembre : des pillages alimentaires de magasins prennent une grande ampleur dans les villes des provinces les plus touchées par la misère. De telles actions ne sont pas nouvelles, même si dans un passé récent elles furent plus sporadiques. Souvent elles sont le fait d’organisations de chômeurs (taux de chômage avoué moyen 25 %, beaucoup plus dans certaines régions ou quartiers du grand Buenos Aires), les piqueteros organisant ainsi depuis des mois des barrages routiers, pas seulement pour plus d’efficacité dans la paralysie du système économique, mais pour piller les camions de ravitaillement, corrélatif des pillages de supermarchés ou autres centres de distribution. Comme toujours devant cette extension des troubles, des voix se sont élevées pour insinuer que ce développement de la violence sociale pouvait être en partie due aux conflits de pouvoir au sein du péronisme. Certaines factions tentant soit de prendre le pouvoir à la faveur des troubles existants, soit de consolider ce pouvoir par une répression violente en envoyant des troupes de choc pour créer des foyers de violence. Une campagne d’intoxication essaie même de dresser les classes moyennes contre les « pillards » en faisant courir le bruit que des « bandes » attaquent les maisons des quartiers classes moyennes ; ce qui fera d’ailleurs long feu après que des groupes d’autodéfense aient attendu en vain ces pillards inexistants.
• 17 décembre : c’est dans ces conditions que le gouvernement annonce que le nouveau budget va prévoir des réductions de dépenses de 20 %, ce qui implique une nouvelle baisse globale du niveau des services, salaires et pensions. Une consultation populaire, lancée par le Front national contre la pauvreté pour le travail et la production (Frenapo, organisation réunissant le syndicat CTA, l’Eglise et divers groupes humanitaires ou civiques) et revendiquant notamment une assurance-chômage, a recueilli 2 700 000 votes en faveur de la création d’un « salaire de citoyenneté » pour combattre le chômage, la pauvreté et la récession. Ce vote organisé en dehors de toute intervention gouvernementale ou politique semble avoir été une sorte de contre-feu réformiste à un mouvement qui, initié par les piqueteros, leur échappe maintenant totalement dans un raz de marée sauvage.
• Dimanche 16, lundi 17, mardi 18 : les pillages et émeutes gagnent la région de Buenos Aires et la répression devient plus dure avec des meurtres d’activistes. Il est impossible de tout recenser : ce sont des centaines, des milliers, principalement des pauvres et des chômeurs, mais aussi des membres déchus des classes moyennes qui se ruent sur tous les centres de distribution (supermarchés, entrepôts, boutiques, etc.) et les bâtiments officiels. Par exemple, plus de 2 000 manifestants rassemblés devant un supermarché Auchan à Quilmes, dans la région de Buenos Aires, ne se dispersent qu’après avoir reçu la promesse d’une distribution de 3 000 sacs de 20 kilos de produits alimentaires et du paiement des allocations qui auraient dû être versées au titre des plans emploi.
• Cette situation se prolonge dans la nuit du 18 au 19 décembre. Le slogan est des plus simples: « Nous voulons à manger ». La libération de l’ancien président Menem, emprisonné pour corruption, après une décision d’une Cour suprême où il s’est auparavant assuré une majorité, n’est pas faite pour calmer les ressentiment populaire.
• La journée du mercredi 19 décembre et la nuit du 19 au 20 sont particulièrement confuses. Le mouvement s’étend, quasi spontané, alors que le gouvernement de la Rúa dénonce « l’anarchie » et menace de « rétablir l’ordre », ce qu’il fait d’ailleurs au cours de la journée du 19 en décrétant l’état de siège (toute réunion publique de plus de deux personnes devient subversion, les médias sont censurés et les forces de répression mobilisées au maximum). Les premiers « concerts de casseroles » (cacerolazos) ne font que reprendre une pratique qui avait amené la fin de la dictature militaire en 1976. Les manifestations, émeutes et pillages affectent aussi tous les faubourgs de Buenos Aires et plus d’une douzaine de villes dans tout le pays. Le président est molesté par la foule alors qu’il sort d’une réunion avec les gouverneurs de province. Plusieurs flics sont désarmés et certains sont lynchés.
Dans la soirée du 19, une manifestation monstre d’au moins un million de personnes converge spontanément vers la place de Mai (célèbre par les manifestations sous la dictature militaire des mères de disparus, manifestations qui se sont poursuivies jusqu’à aujourd’hui pour demander des poursuites contre les responsables des massacres alors perpétrés), devant le Palais présidentiel, et, aux cris de « démission ! », conspue les dirigeants politiques et syndicaux. A une heure du matin, la police attaque pour dégager la place : la foule disparate (vieux, femmes, enfants...) se disperse mais les éléments les plus combatifs se réorganisent et une bataille mouvante s’engage dans les rues du centre de Buenos Aires. Des flics seront fait prisonniers et désarmés ; d’autres seront lynchés. Sur plusieurs kilomètres carrés, toutes les banques sont incendiées, de même que les MacDo.
Voici comment un témoin décrit l’explosion du 19 décembre : « En dépit de leur violence, les émeutes de la faim du mercredi 19 décembre qui touchèrent divers faubourgs de Buenos Aires et une douzaine d’autres villes dans tout le pays étaient largement prévisibles... Les contrôles bancaires imposés ce mois-ci pour stopper la ruée vers les dépôts bancaires a également asséché la circulation monétaire dans l’économie et frappé de plein fouet les pauvres qui tiraient leur subsistance du secteur informel. La surprise vint de ce qui arriva ensuite. Comme la nuit tombait, des familles entières des quartiers classes moyennes comme Belgrano quittèrent leurs demeures en tapant sur des gamelles et casseroles dans un mouvement de protestation bon enfant contre le gouvernement et sa politique économique. Les voitures klaxonnaient et tous ces gens chantèrent dans la rue jusqu’au petit matin comme si le pays venait de gagner la coupe mondiale. Des milliers d’entre eux convergèrent vers la place de Mai où se trouve le palais présidentiel, avec les enfants, les chiens, toute la famille. La protestation spontanée était apparemment provoquée par la répulsion qu’avait causée l’adresse à la nation par de la Rúa le mercredi soir... Dans la journée du jeudi 20, l’atmosphère avait dramatiquement changé. Des barricades surgissent dans bien des rues de Buenos Aires ; les jeunes sont les plus déterminés et les plus efficaces car ils ont l’expérience des affrontements avec les flics dans les bagarres qui suivent les concerts rock ou les matchs. Des foules de jeunes hommes, le visage dissimulé, enfoncent les barrières de protection, attaquent en jetant des pierres la police des émeutes, qui riposte avec des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc. D’autres manifestants sont attaqués par la police montée, certains traînés dans les cars de police... »
Un autre témoignage d’un étudiant montre comment un tel mouvement surgit spontanément ; il décrit d’abord son trajet dans l’après-midi du 19 décembre, dans une ville quasi déserte où les magasins sont fermés par peur du pillage alors que certains ont déjà été pillés ; revenu chez lui, il entend le discours de de la Rúa à la télévision :
« ...Quelque chose que je ne peux expliquer me pousse à mettre mes chaussures et un short ; j’attrape une grande marmite et, torse nu, je marche jusqu’au coin de la rue et commence à frapper la vieille casserole avec une cuillère en bois... Nous nous rendons compte que nous ne sommes pas quelques fous isolés. En quelques minutes, au coin de la rue, nous sommes déjà des dizaines avec nos casseroles. Le mouvement de protestation se généralise, même si nous ne savons pas où aller. Jusqu’au moment où un groupe à l’allure de musiciens ambulants nous entraîne.
Quelques minutes plus tard, on nous emmène à la place de Mai. Sans nous changer, nous y allons sans papiers, sans argent, avec seulement nos portables pour rester en contact. Nous ne savons toujours pas pourquoi nous y allons mais quelque chose nous dit que nous devons être “sur la Place”... Nous voyons la marée humaine qui s’y dirige ; nous nous rendons compte que quelque chose de nouveau se prépare... des milliers de personnes sont déjà en train de chanter “ces connards, ces connards, l’état de siège ils peuvent se le mettre au cul” ou “Le peuple ne sera jamais vaincu”... Personne ne mène la marche, personne ne dirige mais nous nous déplaçons tous... »
Décrivant les événements de ces jours et des jours suivants, le quotidien britannique Financial Times pouvait écrire : « Une fois que la mèche a été allumée, il semblait n’y avoir aucun moyen pour stopper l’incendie. Ce qui avait commencé par quelques incidents isolés de pillage de supermarchés dans de lointaines provinces se répandit comme un feu de brousse dans tout le pays pendant le week-end. » Les images de la répression diffusées par la télévision tout comme le retour des manifestants dans les quartiers amplifient la révolte.
Dans les provinces, la situation n’est pas plus calme. A Córdoba, seconde ville d’Argentine, siège de l’industrie automobile, la rupture de négociations avec la mairie pour les salaires des employés municipaux entraîne le 19 une occupation de la mairie pour la tenue d’une assemblée. Expulsés par la police, ils tentent de l’incendier et dressent des barricades dans les rues, rejoints par la population et par les ouvriers de plusieurs usines qui se mettent en grève. Ce jour et les jours suivants, manifestations et attaques diverses (pillages de supermarchés) reproduisent la même montée dans une unité de tous les exploités d’actions diverses similaires à ce qui se déroule dans la capitale. Mais là aussi la répression sévit avec les tirs à balles réelles.
Le jeudi 20, dès le matin, des milliers de manifestants se joignent à la manifestation habituelle hebdomadaire des Mères de la place de Mai et que le ministre des finances Cavallo, apôtre du monétarisme et du libre marché, démissionne. Un témoin décrira ainsi cette vague entièrement spontanée : « Les gens allaient, venaient, les cortèges se recyclaient, les avenues se vidaient puis se remplissaient à nouveau d’hommes, de femmes, de familles avec leurs chiens... C’était quelque chose d’impressionnant parce que totalement spontané... ». Les manifestants se rassemblent de nouveau devant le Parlement, devant la résidence du premier ministre, devant le ministère des finances. La maison de Cavallo est assiégée alors que celui-ci pense se mettre à l’abri avec sa famille à l’étranger. Les interdictions découlant de la proclamation de l’état de siège restent lettre morte et c’est sur le terrain que « l’ordre doit se faire respecter ». Des grèves surprises se déroulent dans les transports locaux. Des groupes tentent de pénétrer dans le palais présidentiel, le ministère de l’économie est incendié.
Les forces de répression entrent en action, tirant à balles réelles. Les combats de rue dureront plus de neuf heures. Dans les districts ouvriers de la banlieue de Buenos Aires, des bandes de jeunes attaquent les épiceries, les restaurants, les supermarchés, submergeant les flics qui essaient de les endiguer. Des équipes de tueurs en civils se glissent parmi les manifestants et un certains nombre de tués auront été abattus d’une balle dans la nuque.
Ce même jeudi, les syndicats organisent une journée de grève générale pour protester contre l’état de siège... pour une journée seulement, ordonnant la reprise pour le lendemain, reprise d’ailleurs seulement suivie très partiellement.
• De ces journées d’affrontement, on dénombrera plus de 35 tués (24 à Buenos Aires, 5 à Santa Fe, 1 à Córdoba, 1 à Tucumán, 1 à Corrientes, 1 à Río Negro), des centaines de blessés (185 à Buenos Aires) et des milliers d’arrestations (chiffre officiel 3 273, dont 2 400 à Buenos Aires). La démission du président du gouvernement de la Rúa dans la soirée du jeudi 20 décembre (il doit être évacué en hélicoptère pour regagner son domicile) montre que les autorités ne savent pas trop comment endiguer le mouvement, qui ne baisse pas les bras malgré cette brutale répression. Pourtant celle-ci, conjuguée aux manoeuvres politiques, paraît entraîner un répit pour les dirigeants du système. Ce n’est que partie remise.
• Le 23 décembre, pour tenter de dévier l’émeute, le nouveau président, Adolfo Rodríguez Saá, annonce des mesures démagogiques : le moratoire de la dette extérieure, 1 million d’emplois nouveaux, etc. Sans effet.
• Le 24, il promet aux Mères de la place de Mai l’annulation du décret qui empêche l’extradition des tortionnaires de la dictature militaire.
• Mais le 25, l’ex-président Carlos Menem est libéré de la prison où il était enfermé pour corruption, et annonce sa candidature pour 2003 mesures destinées à calmer une fraction du clan péroniste.
• Dans la nuit du 28 au 29 décembre, suite à la carence des politiques face aux revendications exprimées par les manifestants, et malgré la démission de tout le gouvernement, de nouvelles manifestations se rassemblent sur la place de Mai. Dans la matinée, les Mac Donald, des banques, des bâtiments officiels sont attaquées, voire incendiés. Des milliers de membres des classes moyennes convergent, dans un concert de casseroles, vers la place, se joignant aux Mères de la place de Mai dans un sit-in bientôt dispersé par les attaques de la police. La manifestation se veut pacifique mais suite à l’action de la police, des groupes de jeunes tentent de prendre d’assaut le palais gouvernemental. Dans un café, un policier à la retraite abat, de sang-froid, trois jeunes qui manifestent trop ouvertement leur soutien aux manifestants. 12 flics sont blessés, 33 arrestations.
• Le 30 décembre, le président par intérim Saá, à peine nommé, démissionne, pris à la fois par tout le mouvement de résistance et l’abandon de ses pairs dans les affrontements de clans au sein du mouvement péroniste. Il est remplacé dans la nuit du 1er au 2 janvier par un péroniste d’un autre clan, Eduardo Duhalde (avocat de 60 ans au passé très douteux de corrompu lorsqu’il était gouverneur de la province de Buenos Aires et même de profiteur du trafic de la drogue, qui a laissé les caisses de la plus grande province d’Argentine, celle de Buenos Aires, entièrement vides avec une dette plus importante que celle des quatorze autres réunies). Il est sensé incarner une sorte d’union politique nationale (alliance des péronistes, du Frepaso et des radicaux, avec le soutien de l’Eglise catholique) y compris d’une partie de ce qu’on appelle la gauche. Il déclare aux patrons rassemblés : « La prochaine étape de notre décadence serait un bain de sang. » Des militants péronistes manifestent devant l’assemblée pour soutenir ce candidat d’union nationale ». Duhalde annonce en même temps l’abandon de la parité peso-dollar et la suspension du paiement de la dette. Nouvelles manifestations que ne désamorce pas la valse des présidents. Un général peut déclarer : « C’est la première fois que la société argentine dépose un président sans la participation des forces armées ».

2002
• Tout au long de janvier, les manifestations se répètent mais on peut penser que le mélange de promesses politiques, de renforcement de la présence policière et militaire font que, tout en gardant une grande ampleur à la fois par leur nombre et leur extension géographique, elles restent néanmoins dans un certain cadre institutionnel.
• 11 janvier le concert de casseroles habituel dans une manifestation pacifique se transforme de nouveau en émeutes dans le centre de Buenos Aires, avec des attaques de banques et des sièges de sociétés étrangères.
• 14 janvier : nouvelles manifestations, notamment devant le palais présidentiel, alors que dans les provinces de Santa Fe et de Jujuy, des milliers de manifestants attaquent les banques. Dans le marché central de Buenos Aires, 500 piqueteros qui exigent des vivres sont chassés par les sbires des patrons et les travailleurs du marché ; des banques sont attaquées.
• 25 janvier : une nouvelle manifestation monstre dans le centre de Buenos Aires, mobilisée par les comités de quartiers, se heurte à une mobilisation policière sans précédent. En province, des manifestations semblables se déroulent au même moment ; à Junin, 600 manifestants brûlent la maison d’un député péroniste.
• 28 janvier : plus de 15 000 piqueteros soutenus par les assemblées populaires convergent sur la place de Mai, presque accueillis comme des libérateurs auxquels on offre nourriture, boissons, etc. Pour tenter de désamorcer ce mouvement des chômeurs, Duhalde reçoit une délégation des piqueteros, auxquels il annonce lui aussi un programme de création d’emplois payés 200 pesos par mois (116 euros).
• Début février, la lassitude devant l’atermoiement des politiques semble entraîner une nouvelle radicalité. Le 1er février, la Cour de Justice déclare « inconstitutionnel » le « corralito » (restriction des retraits et mouvements bancaires décidée au début de la crise et jamais rapportée) ; mais cette mesure prise par un tribunal composé d’une majorité de juges favorables à la tendance péroniste fidèle à Carlos Menem est plus une manoeuvre politique destinée à embarrasser le président Duhalde, qui se trouve contraint d’annuler le plan économique qu’il vient juste d’annoncer. La Banque centrale décide la fermeture de tous les établissements bancaires et marchés des changes pour éviter les évasions de capitaux. En réalité, les capitaux et fortunes privées se sont déjà évadés depuis des mois (le montant total des dépôts à l’étranger est égal aux trois quarts des 150 milliards de la dette extérieure) et ces mesures touchent plus particulièrement, tout comme les mesures antérieures, les petits déposants des classes moyennes. Les manifestations se poursuivent et visent plus particulièrement les banques, y compris la Banque centrale. Des dizaines de milliers de personnes se rassemblent sur la place de Mai, convoquées par les assemblées de quartier, et des manifestations semblables se déroulent dans plus de 100 villes du pays.
• Samedi 2 et dimanche 3 février les raisons du blocage deviennent claires avec l’abandon de la parité peso-dollar, le flottement du peso et une conversion complexe des comptes bancaires qui lèsent tous ceux qui n’ont pu faire des transferts à l’étranger ou conserver des dollars en espèces. Le projet de budget annoncé n’accorde que la moitié de ce que revendiquaient les chômeurs ; il n’est prévu aucune augmentation des salaires alors que l’inflation qui résultera des mesures monétaires est évaluée à 15 %. Des estimations laissent penser que le nombre des pauvres va passer de 15 à 17 millions. En même temps, le gouvernement annonce qu’il « faut reconstruire l’appareil productif » (sous-entendu par des « sacrifices » imposés aux travailleurs ou retraités) et ajoute que le pays étant « au bord de l’anarchie », il importe de « maintenir la paix sociale ». Duhalde ajoute qu’il « n’est pas un président faible ». On sait ce que parler veut dire.
• 5 février : la réponse vient. Les piqueteros se rassemblent sur la place de Mai et les routes sont coupées par des barrages un peu partout. Leur slogan est « Du pain et du travail ». Les classes moyennes, autrefois hostiles, ne le sont plus du tout, d’autant moins qu’une partie de leurs membres sont descendus dans l’échelle sociale, souvent dans la condition de chômeur. Comme ils viennent des quartiers périphériques, les manifestants sont accueillis avec des boissons et de la nourriture.
• 6 février les émeutes se déplacent aux portes des banques.
• 7 février : les concerts de casseroles reprennent de plus belle. Des milliers de manifestants se rassemblent devant le Palais de justice de Buenos Aires, demandant la démission des juges corrompus, et promettent de revenir chaque jeudi tant qu’une procédure de destitution ne sera pas ouverte (les juges sont soupçonnés notamment d’avoir couvert le trafic d’armes dont est accusé Carlos Menem). Buenos Aires prend l’aspect d’une ville assiégée, témoignant des escarmouches constantes avec les forces de répression : les cabines téléphoniques et les abribus sont presque tous détruits. Les banques et les bureaux de sociétés sont blindés de tôles.
• C’est une situation qui se reproduit quasi quotidiennement avec les mêmes objectifs bâtiments judiciaires, ministériels, bancaires, etc. Les hommes politiques les plus connus pour leur corruption sont particulièrement visés : leurs méfaits sont diffusés sur internet et même sur une chaîne de télévision, avec leurs adresses et coordonnées personnelles, leurs photos sont placardées dans la ville avec les mêmes renseignements ; ils ne peuvent pratiquement plus sortir car, reconnus, ils sont immédiatement interpellés, bousculés, parfois molestés. Les piqueteros non seulement continuent leurs barrages mais tentent toujours par la persuasion ou la violence de se faire délivrer de la nourriture ; les pillages deviennent plus difficiles car entrepôts et supermarchés sont fermés et blindés et/ou gardés par des milices ou des flics. Dans toute cette période, depuis janvier, les comités de quartiers qui se fédèrent en assemblées de quartier et en collectifs plus larges sont avec les piqueteros au centre des actions les plus importantes, agissant comme des groupes de pression sur le pouvoir en place. Au point qu’un des dirigeants politiques croit devoir rappeler que, aux termes de la constitution, « le peuple ne délibère pas et ne gouverne que par l’intermédiaire de ses représentants... Il faut arrêter la fantaisie des gens dans la rue qui disposent de ce qui doit ou ne doit pas se faire... Il... faut adresser des pétitions aux autorités... de façon ordonnée et sensée au lieu de les livrer en pâture aux agitateurs habituels... ».
• Février. Pour soutenir le président Duhalde et un projet de budget satisfaisant à la fois les impératifs du FMI, le financement des provinces (les gouverneurs ont obtenu que 30 % des nouvelles recettes fiscales leur soient attribuées contre un engagement de réduire de 60 % leur déficit) et prévoyant de nouvelles taxes sur les exportations couplées avec une réduction de 14 % des dépenses de l’Etat, une sorte de contre-manifestation péroniste rassemble des milliers de militants brandissant des drapeaux argentins devant le Parlement.
Une émission de la chaîne de télévision America, « Derrière les informations », montre comment les cadres du parti péroniste recrutent des manifestants pour 25 pesos ou une promesse d’emploi.

 

[Chronologie tirée de la brochure d’Echanges et mouvement, pp. 12-21]