" Recueil de textes argentins (2001-2003)"
éd. Mutines Séditions, 48 p., novembre 2003


A propos des assemblées de quartier


Nous vivons dans un pays que nous n'aurions pu imaginer il y a à peine une centaine de jours. Ce n'est pas tant que la situation ait empiré —en réalité la misère ne date pas d'aujourd'hui—, mais nous sommes en train d'assister à un changement de perception du passé comme du présent. Pire même, personne ne semble s'imaginer de futur possible. Ce changement de perception a généré de nouvelles représentations de nous-mêmes et de nouvelles attitudes face à la réalité. Les cacerolazos et les assemblées populaires ont été et continuent d'être, après la chute de De La Rua, l'une des réponses que les gens ont apportées. Bien sûr, les partis politiques, de gauche comme de droite, ont essayé d'en profiter pour apporter de l'eau à leur moulin, mais en réalité, ils ont dû à chaque fois se greffer sur des mobilisations spontanées. Jamais, ils n'en ont été les moteurs ni les organisateurs.

Des dizaines d'assemblées et de cacerolazos plus tard, le niveau de participation diminue quantitativement et qualitativement. Difficile de savoir si cette baisse de participation des secteurs populaires n'est que momentanée, ou si elle exprime un désintérêt ou une déception toujours plus grands. Mais à l'évidence, la spontanéité, l'enthousiasme et l'élan initial ont en grande partie disparu. Les partis de gauche, dont il faut rappeler l'insignifiante et triste implication au cours des événements des 19 et 20 décembre, ont pris possession de l'assemblée interbarriale [inter-quartiers], privant progressivement les “voisins” de leur espace de discussion. Ils parlent d'organisation, de coordination, “d'élections immédiates”, de nationalisa-tion des banques… : autant de mots d'ordre qui viennent se mêler aux décisions prises en assemblées locales.

Leur méthode est bien connue : ils remplissent les assemblées de leurs militants, saturent les tours de parole et répètent sans cesse les mêmes slogans ressassés et vides de sens. Après des heures de discours préfabriqués, l'assemblée interbarriale (qui a en général lieu au Parque Centenario) finit par voter, à la file et par dizaines, consignes et motions de soutien ou de condamnation. Des mots, rien que des mots. Et il est toujours question de s'organiser, comme si les assemblées n'étaient pas elles-mêmes des formes d'organisation, et l'endroit par excellence où peut s'exprimer le peuple. Les propositions d' “unification“ affluent, alors que l'aspect le plus intéressant des assemblées de quartier était précisément leur diversité, leur créativité et leur spontanéité. Cette politique qui vise à réduire toute spontanéité et “désorganisation” s'est entre autre traduite par l'instauration d'un cacerolazo tous les vendredis. Lorsqu'eurent lieu les premiers cacerolazos, il fallait être attentif : on ne savait pas quand ils commençaient —parfois pas davantage pourquoi— et encore moins comment ils se termineraient. La participation populaire y était massive. Maintenant qu'ils sont prévus à l'avance et si bien organisés, ils rassemblent à peine quelques centaines de militants, incapables de mettre un minimum de désordre, ni même de salir la rue. Tout est bien ordonné et rien n'est laissé au hasard.

Dans les assemblées de quartier —à la différence de l'interbarriale— les “voisins” continuent à poser leurs problèmes quotidiens ; ils se connaissent et parlent de leur réalité concrète. On peut encore y trouver l'esprit solidaire qui anime un grand nombre de participantEs. Les assemblées discutent par exemple de l'expulsion de telle ou telle famille qui ne peut pas payer le loyer, de problèmes d'approvisionnement, de manque d'aliments au comedor infantil ou à l'école, et les voisins se montrent solidaires en aidant comme ils le peuvent. Ils sont parfaitement conscients que s'ils ne le font pas, ni les autorités, ni le gouvernement ne le feront à leur place.

C'est toute la différence entre les assemblées de quartier et l'assemblée interbarriale, beaucoup plus accessible aux professionnels de la politique. Dans cette dernière, on se contente de voter des mots d'ordre, alors que les autres posent des problèmes, en discutent et agissent.

Quelle tristesse de constater cette évolution, cette dénaturation du fait des démagogues de gauche comme de droite : ils veulent transformer de vraies assemblées et les pratiques d'autogestion de celles et ceux qui ont fait partir les dirigeants en “école des dirigeants de demain”, une école de futurs bureaucrates et d'opportunistes. Tant que les assemblées de quartier ne délégueront pas leur capacité de décision et d'action à des organes ou des volontés qui ne sont pas les leurs, toutes ces manœuvres et manipulations resteront vaines, et ces opportunistes connaîtront le même sort que le reste de la classe politique de laquelle seul le discours les sépare : ils ne gagneront que le mépris populaire.

Lobison
Libertad n° 23, mai-juin 2002