Cette lettre a été écrite par Venant Brisset,
membre de la Confédération Paysanne, suite à
lincarcération de plusieurs militants de ce syndicat,
dont le fameux José Bové, après le démontage
dun Mc Donalds en août 1999.
Lettre
à José Bové
Je suis de ceux qui ont été plutôt agacés
que satisfaits par le battage médiatique entretenu cet
été autour de ton incarcération après
le démontage du MacDo de Millau. Si la notoriété
de la Confédération paysanne s'en est trouvée
artificiellement grandie, en revanche la force de sa critique
de l'agriculture moderne en a pâti. Les quelques lignes
qui vont suivre vont indéniablement aller à l'encontre
du sentiment de bon nombre de fondateurs de la Confédération
paysanne pour qui l'affaire Bové aura fait croire que le
moment était enfin venu de la consécration dans
l'opinion publique de leur obscur travail militant ; à
l'opposé, je suis, sans doute avec quelques autres, de
ceux pour qui tout reste à faire pour casser la concentration
de l'agriculture, l'ouvrir aux émigrés des villes,
et lui faire renouer les fils du vivant.
Une chose est que le piège médiatique enrobe tout
acte d'une image dont on ne peut plus se défaire; une autre
est de se prêter à ce jeu de la célébrité.
Pour satisfaire sa clientèle, le personnel des médias
doit lui fournir la pâture qu'elle désire; tu as
été, l'espace de quelques semaines, intronisé
en héros paysan correspondant aux attentes de ces masses
urbaines coupées de tout et désespérant d'un
peu d'égard pour leur pitance; on t1a fait, avec ton concours,
le chevalier de la bonne bouffe contre l'industrialisation de
l'agriculture - c'est comme si la Confédération
paysanne s'alignait subitement sur le poujadisme culinaire du
bouffon médiatique Jean-Pierre Coffe.
Tu as cru, comme tant d'autres avant toi, utiliser les médias
alors que ce sont les médias qui t'ont utilisé:
comme toujours, pour mieux passer, les opposants à ta façon
se rabattent sur des thèmes porteurs et soi disant réalistes
qui font les délices des managers de l'information; c'est
une sorte de double langage: tu sais très bien que la lutte
contre la " mal bouffe " n'évoque que de très
loin la nuisible concentration des moyens de production aux mains
de quelques-uns - pourtant, en s'opposant à cette tendance
capitaliste permanente, la Confédération paysanne
avait fait mieux que du syndicalisme qui protégerait sa
base sociale, elle reprenait le flambeau du programme révolutionnaire
contre la dépossession des moyens d'existence. Je veux
bien admettre que la construction d'un rapport de forces suppose
le passage obligé par des étapes intermédiaires,
encore faut-il choisir soi-même ses étapes et ne
pas être de connivence pour agiter un chiffon rouge et étourdir
le troupeau.
Le comble est atteint quand tu fais croire faussement à
l'opinion que le conflit dans la production agricole peut déboucher
à moindre frais, tout le monde étant en fait d'accord
pour préserver l'exception française de la «
bonne bouffe » du coup tu fais perdre le nord à tes
propres complices, qui, eux, savent qu'il n'en est rien. Tu as
ainsi prétendu que " paysans et consommateurs réunissaient
120 % de la société ", y noyant les antagonismes
évidents. Tu as poursuivi en tendant la main à Luc
Guyau, président de la Fédération Nationale
des Syndicats d'Exploitants Agricoles, cogestionnaire de l'anéantissement
de la paysannerie.
Quant aux couleurs contestatrices présentes quand même
sur ta palette, elles ont suscité l'euphorie 3e gauche
(ATTAC, les Verts, CFDT, SUD, etc.). Cet énième
replâtrage réformiste nous joue l'air du " serrons
les rangs, le pire est à venir " (la mondialisation,
Seattle, etc.) comme si ce mode de vie capitalisée n'était
pas déjà parvenu à des extrémités
à faire vomir; et la perspective de lutte... La revendication
de la taxation des capitaux (!), comme si une production marchande
débarrassée comme par magie des acrobaties financières
devenait le moindre mal. Est-on à ce point frappé
d'impuissance qu'on ne sait plus appeler un chat un chat, et mettre
en avant la possibilité d'une autre organisation sociale
dont la Confédération paysanne -c'était son
avantage - détenait la clé en affirmant nécessaire
l'inversion de la marche de l'agriculture et la rupture d'avec
la fuite en avant dans la surenchère de productivité.
Les collectivités agricoles d'Aragon dans l'Espagne antifasciste
de 1936 à 1938 n'ont-elles pas donné cette leçon
au monde qu'une autre agriculture était même possible
sans rapport d'argent ni État ?
Il y va d'une singulière hypocrisie partagée par
les consommateurs, les responsables professionnels agricoles et
les politiques pour croire que l'activité nourricière
puisse reposer sans dommage sur aussi peu de producteurs. Comment
chaque producteur peut-il gérer le vivant devenu masse
(têtes de bétail, hectares) sans puiser dans l'arsenal
chimique (nitrates, fongicides, antibiotiques) ?
Comment ne pourrait-il pas y avoir une alimentation aussi trafiquée
puisqu'elle concerne aussi; peu les producteurs eux-mêmes
: on est ainsi passé d'une situation où le paysan
échangeait directement le surplus de ce qui était
déjà bon pour lui-même, à cette autre
démente, où l'exploitant agricole se garde bien
le plus souvent de consommer ne serait-ce qu'un échantillon
de cette production spécialisée destinée
aux masses urbaines anonymes. Évidemment tout se conjugue
pour condamner l'agriculture paysanne puisque, d'un côté,
la pression du capitalisme pousse à ce que de moins en
moins de producteurs prélèvent leur part sur la
production tandis que de l'autre, les contraintes agricoles (régularité,
durée, spécificité du vivant) vont à
l'encontre de la conception moderne d'une liberté sans
attache où tout est toujours possible. La recherche de
temps libre et l'allégement du fardeau productif qui font
que l'on se débarrasse des tâches vitales en les
expédiant à toute vitesse puis en les reléguant
au fin fond d'ateliers à haute productivité sont
devenus frénétiques avec la fin des communautés
élargies. L'agriculture paysanne avait connu son apogée
avec la ferme de polyculture-élevage, synonyme de famille
élargie, dont les produits ont formé la base de
la gastronomie française. Il ne saurait y avoir de renouveau
de l'agriculture paysanne sans casser la spécialisation
des exploitations, sans renouer avec l'activité collective.
Or, dans la Confédération paysanne, la revendication
d'une agriculture paysanne est source de confusion : pour certains,
que j'appellerai les innovant, tirant leur épingle du jeu
à partir de niches de produits à haute valeur ajoutée,
elle serait généralisable dès maintenant
en restant une affaire de professionnels (ce que tu avances dans
ton article du Monde diplomatique sans plus de précision),
tandis que pour d'autres, qui perdent pied, qui résistent
ou qui n'y ont que difficilement accès, l'agriculture,
pour se sauver, doit casser les grilles professionnelles conçues
pour éliminer " les petits " et s'attaquer à
la concentration des moyens de production, notamment la monopolisation
des terres agricoles mise en uvre par l'affectation des
primes aux surfaces.
Pour en revenir à la "malbouffe" la vérité
est que l'industrialisation de l'alimentation est déjà
consommée et que les produits paysans n'existent plus qu'à
l'état résiduel : une agriculture saine ne pourrait
prendre la place de l'agriculture empoisonneuse qu'à condition
qu'il y ait beaucoup de paysans. Évidemment, nourrir une
population stockée majoritairement en ville et coupée
de tout, paraît chose délicate et la supériorité
de l'agriculture-productivité est qu'elle l'assure avec
une haute productivité et sans état d'âme.
On ne peut remettre en question ce monopole sur la question du
ravitaillement des villes en quantité - et tout ce qui
va avec : brebis laitières, et lutte pour garder le caractère
paysan à une vallée menacée par un projet
de chasse commerciale falsification de la nourriture à
partir de cocktails toujours plus étonnants, manipulations
génétiques, dénaturation des ressources en
eau, etc. - que si on met en avant la possibilité que beaucoup
d'individus, en rupture avec le salariat, renouent avec l'activité
paysanne assurent leur auto-subsistance, dégagent des surplus
de véritables produits fermiers et cassent ainsi le diktat
de l'agro-alimentaire. Le développement du mouvement "Droit
paysan, témoigne de la force de ce besoin social.
Il était tout à l'honneur de la Confédération
paysanne d'avoir inscrit comme priorité l'installation
progressive - ou dite hors la norme de la dotation jeune agriculteur
(DJA) et de l'enchaînement au crédit et au gigantisme
- . de paysans supplémentaires : par là, la Confédération
paysanne manifestait publiquement que le monde agricole cesse
de se comporter comme un ghetto professionnel et puisse renouer
avec l'antique aspiration à se nourrir soi-même avant
toute chose et avant les exigences du marché. On l'aura
compris, la prise en otage des individus par les multinationales
de l'agro-alimentaire a commencé bien avant le sommet de
l'Organisation Mondiale du Commerce de Seattle. En France, la
politique agricole relayée par l'action sur le terrain
des Safer a établi une main mise sur le foncier qui dépossède
les individus d'un accès à l'auto-subsistance et
à l'échange de vrais produits fermiers. La revendication
d'une agriculture paysanne passe donc nécessairement par
la suppression de la surface minimale d'exploitation (SMI) et
le maintien de tous les équipements locaux favorisant l'échange
direct (abattoirs, marchés de pays), afin que les pauvres,
les volontaires, les dégoûtés puissent un
peu se nourrir eux-mêmes.
Cette lettre un peu longue aura servi, j'espère, à
recentrer le débat : le cours économique des choses
va accentuer la diminution du nombre des vraies (?) exploitations
agricoles. Si elle sait ne pas céder au chant des sirènes
d'un pseudo-réalisme, la Confédération paysanne
peut former le creuset le plus étonnant ou éclopés
des villes et éreintés du productivisme forgeraient
une autre agriculture pour une autre alimentation.
Jeudi 21 octobre 1999
Venant BRISSET
Membre de la Confédération paysanne de la Haute-Loire
depuis 1995. A quitté Paris en 1976 et après des
années de conflit avec le salariat, s'est installé
hors norme, élève des brebis laitières, et
lutte pour garder le caractère paysan à une vallée
menacée par un projet de chasse commerciale.
[Cette lettre a été publiée dans Karoshi
mural n°1 et par http://tranquillou.free.fr/]