UNE RÉPONSE AU TEXTE SUR LES BLACKS BLOCS

Ce qui frappe tout d’abord dans le texte précédent de Darkveggy, l’auteur, c’est l’emploi du mot « politique ». Que signifie par exemple une phrase comme « réaliser la politique au lieu de seulement la dire » ? Non seulement la politique est présente en permanence vu qu’il s’agit à notre sens d’un rapport entre soi et le monde (qui affecte aussi bien le rapport à l’Etat, au pouvoir ou « à la cité », c’est son sens classique, mais aussi les rapports entre individus, même dans un cadre restreint comme l’amour), mais c’est aussi un rapport qui est forcément dialectique. A ce titre, opposer « réaliser » et « dire » n’a de sens que dans celui d’une praxis ou l’un entraîne l’autre. Ceci nous amène à une divergence quant à l’analyse à propos des effets des actions des Black Bloc (BB).

Sur les attaques contre la propriété privée à Seattle, l’auteur met en avant les communiqués qui ont « réussi à imposer une interprétation politique » de ces actes. Mais au sens où nous l’entendons, toute action, a fortiori celles concernant des émeutes, pillages ou destructions de propriété, ont en soi un sens politique. A l’inverse, Darkveggy semble se leurrer sur le sens des communiqués du BB qui ne donne pas « un caractère politique » à ces actes mais plutôt un sens spectaculaire. A notre avis, ils ne sont pas destinés à poser des questions « sur la scène publique » à propos des entreprises visées, à « s’attaquer à leur image », mais plutôt à justifier leurs actes parce qu’ils furent dénigrés par d’autres manifestants, et ensuite à mettre en avant leur reproductibilité. Ils s’adressent non pas aux médias pour donner un sens à la casse mais aux manifestants et sympathisants pour préciser la perspective de ces actes.

Plus loin, l’auteur parle également de « facteur politisant et dynamisant [des Black Blocs] dans la lutte contre le capitalisme ». A l’inverse, tout acte a d’emblée un sens politique (on peut ensuite débattre sur l’interprétation, notamment entre la part de reproduction et de subversion de certains actes) et les BB ne politisent rien du tout, ils affirment une praxis face à une autre. La séparation réside ainsi non pas entre ce qui politique ou pas (ou contenant plus ou moins de politique) mais entre les classes 1. Il y a le mouvement de la lutte des classes, sachant que pour s’émanciper, la classe des prolétaires (au sens large) doit se penser et agir en tant que telle face à la bourgeoisie, mais sachant aussi qu’elle entretient la bourgeoisie en subissant l’exploitation. Il s’agit là encore d’un rapport, traduit dans la dialectique du maître et de l’esclave, où le maître existe parce que l’esclave ne le supprime pas ! Il doit donc s’affirmer, pour se nier ensuite en tant qu’esclave afin de se réaliser en tant qu’individu débarrassé de ce rapport de domination (mais il peut aussi s’affirmer dès à présent en tant qu’individu membre du prolétariat pour supprimer la bourgeoisie sans attendre que tous les autres se bougent. La limite bien comprise étant alors que le bouleversement de ce monde ne peut être que total et nécessite pour cela de dépasser le nombre réduit initial).

On a aussi l’impression que les BB conçoivent leurs actions, et l’auteur semble les suivre sur ce terrain, complètement en dehors de la sphère de la production et du travail salarié pour se limiter à la rue, à l’espace urbain qui est un espace de lutte mais loin d’être le seul. Pourtant c’est dans la sphère de la production et du travail salarié que sont produites les marchandises qu’ils veulent détruire ; pourtant, c’est là que les capitalistes exploitent et tirent leur fric ; pourtant, c’est là que se joue la question de la propriété privée (en général et des moyens de production en particulier) ; pourtant, c’est là que sont menées quotidiennement des luttes diverses (grèves, séquestrations, sabotages, vols,... 2) et c’est là aussi que ça peut réellement faire mal (à l’échelle d’une boîte, pour le propriétaire de la boîte) si l’action va jusqu’au bout et si elle réussit à contourner les bureaucrates syndicaux (ce qui est beaucoup plus difficile que de ridiculiser une défilé syndical même si c’est drôle et important de le faire quand même). Darkveggy n’aborde pas la question, pas plus que les BB, et cette critique manque à notre avis dans son texte.

Même dans un système où l’emprise des syndicats est énorme comme aux Etats-Unis ou en Angleterre, les travailleurs — au moyen de grèves sauvages comme les recense chaque mois le bulletin Dans le monde une classe en lutte 3 par exemple — n’en continuent pas moins la lutte au niveau des entreprises. Si ce terrain n’est pas exclusif comme le serinent les marxistes, il ne peut non plus être absent lorsqu’il s’agit de parler de la perspective d’abattre le capitalisme. Même si le mouvement part plutôt de la rue, cette question sera immanquablement à l’ordre du jour. Ainsi, on peut par exemple se demander quel lien peut exister entre les actions du Black Bloc qui se concentrent apparemment sur le calendrier fixé par l’ennemi (OMC, FMI, partis politiques) et le quotidien vécu par les prolétaires. Darkveggy parle de « sensibiliser [les] exclu-e-s » par ce type d’action, mais d’une part leur vie toute entière est déjà une « sensibilisation » aux méfaits du capitalisme (même si ils l’expriment en d’autres termes) et l’on en revient à la dialectique du maître et de l’esclave : nul facteur n’est déterminant pour savoir quand l’esclave se révoltera contre le maître. Ce qui est sûr par contre, c’est que les « exclu-e-s » n’ont pas attendu le BB pour piller et brûler des magasins, ce qui n’enlève rien à la pertinence de l’action de ce dernier ! Le caractère démonstratif de Seattle et le fait de certain-e-s blacks des ghettos les ont rejoints, reste donc limité à la volonté des personnes en question de choisir notamment une débrouille collective offensive plutôt qu’individuelle et de survie (comme nous la pratiquons tous et toutes au quotidien).

Christophe Charon

1 Que signifie ainsi, voir la fin du texte, une «volonté de non-discrimination» selon l’appartenance à « une classe sociale », définie aussi plus loin comme « anti-classiste » ?
2 Pour les Etats-Unis, voir Mordicus n°12, juin 1994, hors-série spécial USA, pp. 69-70
3 Dans le monde une classe en lutte, disponible à Echanges et Mouvement.

[Cette réponse est parue dans Cette Semaine n°81, octobre-novembre 2000, p. 23]