Ignacio Ramonet est à la fois le directeur du Monde Diplomatique et l’un des initiateurs d’ATTAC.


Lettre ouverte à Mr Ramonet


Habituellement, je n'écris jamais à un journaliste. À 50 ans passés, j'ai appris depuis longtemps que la condition du journaliste était avant tout celle d'un salarié (fut-il de luxe) consentant et obéissant aux ordres d'un patron de presse tirant ses profits pour moitié des subsides accordés par les politiciens (nos maîtres) et pour l'autre du marché par l'intermédiaire de la publicité. Un journaliste n'est qu'un illusionniste appointé, chargé de transformer la vie en faits divers, l'indignation en résignation, et la vérité en silence. Non, je n'écris jamais à un journaliste, ni à un juge, ni à un flic. Mais il m'est de plus en plus pénible de supporter le spectacle d'ATTAC (cette gauche virtuelle), et les litanies pleureuses quotidiennes de votre disciple Daniel Mermet-on-n'y-peut-rien sur France Inter et surtout les multiples interventions de vos collègues du Monde diplomatique et d'ATTAC dans tout ce que les villes de province comptent comme soirées bourgeoises et polies, où l'on débat en de prétentieux monologues sur l'avenir du peuple ou de l'humanité, cette fange miséreuse incapable de démocratie (le chômage, le Nord-Sud, le racisme, les OGM, les banlieues...). Nous pourrions vous ignorer, vous laisser faire salon, lectures et causeries, entre vous, entre gens biens, parvenus et assis. Mais le succès médiatique aidant, le " concept " du citoyen (cet extrémiste du consensus qui n'a d'opinion ferme et précise sur rien d'essentiel et n'en tire par conséquent aucune conclusion sur quoi que ce soit qui puisse l'engager) se révélant porteur politiquement et financièrement (à propos, comment va le Diplo ?), voilà que vous venez vendre votre boniment dans la rue. Il n'y a plus de manifestation sans que l'on voit pointer un tract d'ATTAC ou une banderole glorifiant le citoyen, plus un problème social sans que l'on voit un de vos disciples ânonner vos propos sur un écran de télévision entre un écrivain d'un jour et un économiste " propre ". On vous présente comme la belle gôche, la pure, la responsable, l'honnête, celle qui parle de l'Afrique et des banlieues, qui dénonce la misère, qui fustige la corruption politique et financière... La nouvelle gôche ! Quelle tristesse, quel mensonge, quelle duperie, monsieur Ramonet !

Ah certes, vous avez du talent pour compter les cadavres, peser les fortunes, mesurer les profits, énumérer les dictateurs, estimer les morts, les mourants et les mortels. Vous et vos disciples êtes les champions de l'économie de la souffrance et de la misère. Vos livres de compte sont à jour. C'est votre première fonction. Énumérer le chaos, la douleur, l'injustice, le vol et le pillage [sic]. Faire peur ! Il faut que le message passe : Le monde est un vaste chaos cruel et sanguinaire, et l'Europe de l'Ouest est un maigre havre de paix, vert et fragile, parfois blessé mais préservé jusqu'à ce jour des pires avanies venues de ces démons éternels qui hantent la nature humaine.

Votre seconde fonction, c'est d'éviter le désordre, de contenir la révolte, de calmer les troupes. Pire encore, de policer la contestation. À grands cris de Citoyens, aux urnes citoyens, vous défendez tout ce qui participe au pillage de ce monde et à son aliénation.

Les élections d'abord. À chaque fois, c'est le même refrain. Face au détournement de la démocratie et des biens publics par les clans de politiciens, vous en appelez aux urnes et au contrôle citoyen. Vous rêvez même d'un contrôle citoyen de l'OMC, les volés négociant avec leurs voleurs pour que le vol soit moins cruel. Quelle foutaise ! De la démocratie plein la bouche, vous n'avez de cesse que de vanter les mérites des élections, de l'élu et de la représentativité. Comme tout bourgeois installé, vous avez peur de la colère de ceux qui triment, de ceux qui en bavent, de ceux qui paient de leur vie leur combat pour un monde sans classes.

La marchandise ensuite, pierre angulaire du système capitaliste. Avec votre taxe Tobin, Monsieur Ramonet, vous me faites penser à ces dames de charité qui, le dimanche après la messe, vont jeter du mauvais pain à leurs bons pauvres. La semaine, ces maudits pauvres travaillent dans l'usine de leur banquier de mari. La taxe Tobin, c'est ça et pire encore. Car, aussi infime que soit le taux de taxation des profits boursiers, leur coût finira toujours par être répercuté sur le citoyen consommateur... pardon... par le citoyen marchandise. Vous parlez de la mondialisation avec résignation, du profit avec résignation, de l'exploitation avec résignation. Mais dites-moi, Monsieur Ramonet, le soleil a-t-il besoin de tant de fric pour briller ?

C'est pour tout cela que je vous écris. Pour vous dire haut et fort que vous êtes, vous et vos disciples, les plus précieux alliés du capitalisme. Dénoncer l'exploitation, c'est bien. Expliquer que c'est inexorable, c'est défendre le capitalisme. Appeler aux urnes, c'est participer activement au maintien de ce système, c'est en assurer la sécurité, la pérennité. Vous n'êtes pas un progressiste, ni un contestataire, pas même un réformiste, vous êtes un serviteur du capitalisme, un illusionniste... un journaliste.

Vive la Sociale, Monsieur Ramonet, vous pourrez toujours compter nos morts !

Étienne D. - CNT/AIT

[Ce texte est paru dans Le Combat syndicaliste de la CNT-AIT n°63 de juillet-août 2000, puis dans Alternative Libertaire Belgique n°229, juin 2000, p12]