De
la nécessité et de limpossibilité dabandonner
lactivisme
Pour ma part, je ne pense pas quil y ait une seule solution
aux problèmes sociaux mais un millier de solutions différentes
et en constante évolution, de la même manière
que lexistence sociale est différente et variée
dans le temps et lespace.
Errico Malatesta ,1924
La révolution cest la communisation de la société
mais ce processus est plus quune somme dactions directes.
Gilles Dauvé 1973
Cet article répond aux problèmes soulevés
dans « Abandonnez lactivisme », une critique
des protestations du J18 [18 juin 1999] écrite par Andrew
X. Il a récemment suscité de lintérêt
de ce coté-ci de l Atlantique (ndt : les USA) : l'éditeur
des Red and Black Notes a attiré mon attention sur cet
article, peu après quil ait été envoyé
sur la page web qui recueille les critiques et les infos sur le
J18. Il fut aussi réimprimé dans les dernières
Collective Action Notes (1).
Il y a à mon avis deux raisons principales qui font que
larticle arrive au bon moment. La première est le
sentiment de perte de vitesse qui a résulté des
actions qui suivirent celles de Seattle, de lA16 à
Washington [16 avril 2000, réunions du FMI et de la Banque
Mondiale], aux conventions nationales des partis démocrate
et républicain, à Philadelphie et à Los Angeles.
Actuellement, on a le sentiment que les événements
de Seattle sont peut-être en train de vieillir et de passer
et ce, sans parler du fait que ce type dactions est
maintenant minutieusement anticipé par lappareil
répressif de létat capitaliste. La deuxième
raison qui est plus pertinente tient à la formation de
la fédération Anarcho-communiste des pays du Nord-Est,
NEFAC, qui opère sur le mode plus ou moins conventionnel
de laction directe. Est-ce que les tentatives du type NEFAC
seront en mesure doffrir quelque chose dutile à
ceux qui sont en lutte, ou de tels efforts ne conduisent ils quà
limpasse de lactivisme pour lactivisme et au
spectacle du militantisme ?
Andrew X présente « Abandonnez lactivisme »,
je cite, « dans le but dinspirer une réflexion
sur les combats qui nous attendent si nous sommes vraiment sérieux
dans nos intentions de nous débarrasser du mode de production
capitaliste ». Cest une tentative douvrir le
débat et pas une prise de position définitive, et
cest dans ce même esprit que je présente les
remarques qui suivent. Il est sûr que certains lecteurs
trouveront mes positions ambivalentes et quil en résultera
un sentiment de frustration, mais jespère que ce
ne sera pas uniquement le résultat de ma propre confusion
mentale. Je pense plutôt quun degré élevé
dambivalence et la capacité de vivre avec la tension
de contradictions apparemment insolubles est essentielle à
la formulation dun « anti-activisme » et dune
« anti-politique ». En bref, il me semble quil
nous faut considérer à la fois la nécessité
et limpossibilité « dabandonner lactivisme
».
Les
limites de lactivisme
Il y beaucoup de choses intéressantes dans les critiques
dAndrew X, et plus particulièrement les points soulevés
dans la partie Forme et contenu. Dans cette partie, lauteur
fait voir les limites de lactivisme conventionnel lorsquil
est appliqué en dehors du contexte dune campagne
qui vise un problème particulier. Un tel activisme, écrit
Andrew X, est complètement inutile à la destruction
du capitalisme en tant que totalité. « Lactivisme
peut ruiner une entreprise avec beaucoup de succès, mais
détruire le capitalisme requiert beaucoup plus que de simplement
étendre ce genre de méthode à chaque entreprise
dans chaque secteur ». Autrement dit, le capitalisme ne
sera pas détruit par la simple addition quantitative d
« actions » ou du nombre dactivistes, une forme
de transformation qualitative est nécessaire.
Andrew X. montre aussi comment les « succès »
de campagnes qui visent un problème particulier sont ouvertes
à une récupération par le capitalisme. Par
exemple en aidant les dirigeants à imaginer de meilleures
méthodes pour étouffer lopposition, ou en
renforçant « les règles du marché »
et en poussant à la faillite des entreprises moins puissantes.
La conclusion de cette partie mérite une citation complète
:
« La forme de lactivisme a été conservée
alors que le contenu de son activité sest transformé
au-delà de la forme qui le contenait. Nous continuons à
penser en termes d « activistes » faisant une
« campagne » sur un « thème »,
et parce que nous sommes des activistes pratiquant l «
action directe », nous allons « faire une action »
contre notre cible. La méthode de campagne contre des développements
spécifiques ou des entreprises isolées a été
transplantée telle quelle sur ce nouvel objet quest
lattaque du capitalisme. Nous tentons dattaquer le
capitalisme et de conceptualiser ce que nous faisons dans des
termes complètement inappropriés, en utilisant des
méthodes qui sont celles du réformisme libéral.
On a ainsi le spectacle bizarre de « faire une action »
contre le capitalisme une pratique profondément
inadéquate ».
Dans lensemble cependant, Abandonnez lactivisme
est constitué dune critique de ce que lauteur
étiquette sous le nom de « mentalité dactiviste
» et cest là que se trouvent les plus grandes
faiblesses de son argumentation. A mon avis, lactivisme
a à la fois une dimension « objective » et
une dimension « subjective », et les deux doivent
être prises en compte. Andrew X reconnaît le coté
« objectif » de lactivisme au début de
sa critique lorsquil fait les remarques suivantes :
« Lactivisme, comme tout rôle dexpert,
est basé sur la division du travail cest une
tâche séparée et spécialisée.
La division du travail est le fondement de la société
de classes, la division fondamentale étant celle entre
le travail manuel et le travail intellectuel. La division du travail
est par exemple présente dans la médecine et léducation
: guérir et élever des enfants, au lieu dêtre
des savoirs communs et des tâches auxquelles chacun participe,
deviennent la propriété spécialisée
de médecins et denseignants des experts sur
lesquels nous devons nous reposer et qui effectuent ces choses
pour nous. Les experts gardent jalousement les capacités
quils ont et les mystifient Cela maintient les gens séparés
et dépossédés de leur pouvoir, tout en renforçant
la société de classes hiérarchisée
».
Cependant, après ce passage, la face objective de lactivisme
en tant que phénomène concret social et historique
est reléguée à larrière plan
(au moins jusquà ce que lauteur sy retrouve
à nouveau confronté dans les paragraphes de conclusion),
et la partie subjective, létat desprit, les
attitudes et les croyances de « lindividu activiste
» , la mentalité de lactiviste, se retrouvent
sur le devant de la scène.
Going
Mental
Lactiviste daprès Andrew X. « sidentifie
à ses actions et les conçoit comme le rôle
quil doit jouer dans la vie, comme un travail ou une carrière...
cela devient une part essentielle de leur image ». De lavis
de lauteur, cette image mentale que lactiviste a de
lui même est tellement spécialisée quelle
porte en elle lidée de « se considérer
comme privilégié ou plus avancé que les autres
dans lappréciation du besoin de changement social
et de la manière dy parvenir ; se considérer
comme lavant-garde de la lutte concrète pour créer
ce changement ».
Plus loin, lauteur écrit que le plus grand problème
auquel lactiviste doit faire face « cest ce
sentiment de séparation du reste des gens ordinaires
que lactivisme implique. Les gens sidentifient
à détranges subcultures ou à des clans,
ils se voient en tant que nous opposé au
eux sous lequel est regroupé le reste du monde
». Il poursuit, « le rôle dactiviste est
un isolement volontaire par rapport à tous les gens avec
lesquels nous devrions communiquer. Endosser le rôle de
lactiviste vous sépare du reste du genre humain,
comme quelquun de spécial ou de différent
».
Lauteur semble plus sintéresser à comment
les individus activistes se voient et se représentent,
quà la position quils occupent réellement
dans la société. Les activistes souffrent de se
sentir différents, ils sidentifient à des
clans, leur isolement est volontaire, ils jouent un rôle
etc. Cette rhétorique continue tout au long de la critique,
et en constitue le point de vue prédominant. Andrew X parle
des conséquences de telles attitudes, comme la tendance
au recrutement intéressé, pour monter en grade à
lintérieur du groupe, la reproduction à lintérieur
du groupe des structures doppression propres aux plus grandes
sociétés , à lisolement des activistes
de la communauté plus large des opprimés, et finalement
de la récupération des luttes dans des relations
sociales capitalistes. Mais vu le poids que lauteur accorde
au coté subjectif de léquation, ces conséquences
se comprennent comme leffet secondaire dune cause
première : des individus qui jouent de manière stéréotypée
et élitiste le rôle d « activistes ».
La faiblesse principale de la critique réside dans lemphase
qui est mise sur le coté « subjectif » du phénomène
social de lactivisme. Cette emphase amène une conclusion
évidente et implicite tout au long de largumentation
dAndrew X : si lactivisme est une attitude mentale
ou un « rôle », il peut être changé
de la même manière quil est possible de changer
davis, voire enlevé comme un masque ou un costume.
Lauteur nous prévient que « plus nous nous
accrochons à un rôle et à la notion de ce
que nous sommes, plus nous empêchons en fait le changement
que nous désirons ». Les implications en sont claires
: arrêtons de nous accrocher, laissons le rôle, «
abandonnons lactivisme », et une barrière sera
levée sur la route qui mène au changement désiré.
Cette emphase subjective conduit lauteur à avancer
des formulations plutôt douteuses, en particulier les suivantes
: « Le rôle de lactiviste est un rôle
que nous adoptons tout comme celui du policier, du parent ou du
prêtre une forme psychologique étrange que
nous utilisons pour nous définir et pour définir
notre relation à lautre ». Je ne doute pas
que faire partie du bras armé armé de lEtat
bourgeois porte en soi un « rôle » psychologique
auquel lindividu policier s « identifie »,
mais ceci reste une considération triviale si lon
se place dans la perspective sérieuse où lon
veut se débarrasser des flics et de lEtat. Lauteur
a dérapé ici sur une manière bourgeoise et
individualiste de voir la question, dans laquelle les différents
groupes sociaux comme les parents, les policiers ou les curés
existeraient simplement parce que des agrégats dindividus
auraient « décidé » de devenir des parents,
des policiers ou des curés (dans le libre marché
des rôles , sans aucun doute).
Se
heurter aux murs
Ce sont des processus sociaux complexes qui génèrent
les groupes sociaux quels quils soient flics, curés,
parents ou anarchistes et activistes. Il y a un élément
puissant de nécessité historique dans lexistence
des flics (tout les Etats ont besoin de police, seule une société
sans Etat nen aurait pas besoin). Le « choix »
individuel joue un rôle dans ces processus, mais ces choix
sont toujours faits dans des circonstances hautement contraignantes,
et soumises à de multiples conditions. On ne peut pas se
débarrasser des flics en faisant un appel moral, en demandant
aux policiers dabandonner leurs rôles
de policiers.
Je suis convaincu qu Andrew X ne croit pas que cela fonctionnerait
pour la police ; je pense quil perd ce fait de vue lorsquil
parle de lactivisme et des activistes. Jai aussi bien
compris quAndrew X, naffirme pas naïvement que
tous les problèmes de lactivisme seront résolus
comme par magie par un simple « changement de point de vue
». En effet, vers la fin de son article, Andrew X reconnaît
les difficultés objectives liées au point de vue
quil défend, mais dune manière qui nest
tout simplement pas en accord avec largumentation «
subjectiviste » qui était au cur de son discours
jusque là.
Dans les paragraphes qui concluent lauteur émet les
spéculations suivantes :
« Nous vivons une époque dans laquelle les politiques
radicales sont souvent le produit de faiblesses mutuelles et disolation.
Si tel est le cas , il ne nous est peut être même
pas possible de nous débarrasser de ce rôle dactiviste.
Il se peut que dans des temps daffaiblissement de la lutte,
ceux qui continuent à travailler à la révolution
sociale soient marginalisés et en viennent à être
perçus (et à se percevoir eux-mêmes) comme
un groupe séparé des gens. Il est possible aussi
que ce phénomène ne puisse être inversé
que par un déferlement général de la lutte,
lorsque nous ne serons plus considérés comme des
freaks et des weirdos (ndt des semi-clochards et des marginaux),
nous serons lexpression des idées de tout un chacun
».
Ici je pense que le « peut-être » nest
pas de mise et que les groupes qui épousent des politiques
« révolutionnaires » se retrouvent bien évidemment
marginalisés dans les périodes où la marée
est basse en matière de lutte des classes. Cest quelque
chose que lon peut prévoir et aborder sans trop détats
dâmes et sans trop tourner autour du pot.
Telle a été par exemple la position de nombreux
communistes des conseils et de communistes de gauche [ndt : ultra-gauche
germano-hollandaise de Rühle, Gorter ou Pannekoek], qui reconnaissaient
le caractère nécessairement minoritaire de leur
existence durant les décennies du milieu de ce siècle.
Un article publié par Sam Moss qui a pour titre
Limpotence du groupe révolutionnaire et publié
dans lInternational Council Correspondence dans les années
30, est représentatif de ce point de vue. Dans cet article,
Moss écrit :
« La classe ouvrière à elle seule peut lancer
la lutte révolutionnaire, tout comme aujourdhui elle
démarre seule la lutte des classes non révolutionnaire,
et la raison pour laquelle les travailleurs conscients de la lutte
des classes se réunissent dans des sphères extérieures
à celle de la véritable lutte des classes, est quil
ny a pas encore de mouvement révolutionnaire. Leur
existence en tant que petit groupe reflète non pas une
situation révolutionnaire mais plutôt une situation
non révolutionnaire. Lorsque viendra la révolution,
leur nombre sera submergé par la masse, et ils le seront
non pas en tant quorganisations en fonctionnement, mais
en tant que travailleurs individuellement ».
Des
lunettes à rayons X
Reste néanmoins la question de savoir quelles sont ces
choses qui constituent « la lutte ». Dun point
de vue « activiste », des événements
plus grands et avec plus de chahut que le « carnaval contre
le capital », et des manifestations publiques plus militantes
et théâtrales sont des exemples de ce quAndrew
X appelle des « extensions généralisées
de la lutte ». Mais ce point de vue ne prend pas en considération
toute une série de formes « quotidiennes »
de résistance du travail au ralenti en passant par
labsentéisme et le sabotage, le counter-planning
et dautres formes organisées « non officielles
» et autonomes que les activistes conventionnels
et les gauchistes (sans oublier la plupart des anarchistes) ont
du mal à reconnaître. Sans parler non plus de ces
modes de lutte qui se déroulent en dehors des lieux de
travail, comme les formes variées que peuvent prendre les
révolutions sexuelle et culturelle. Peut-être est-ce
dans ces lieux que nous pouvons trouver les bases de la puissance
et de la solidarité de classe qui explosent durant ces
« extensions généralisées de la lutte
».
De plus, pour différents groupes de travailleurs, il existe
des formes dorganisation autonome et de résistance
« quotidienne » qui sont en relation étroite
avec la manière spécifique dont la plus value est
extraite de leur travail. Peut être, alors, que le premier
pas vers un anti-activisme consisterait à se tourner vers
ces luttes quotidiennes et spécifiques. De quelle manière
les travailleurs « ordinaires » résistent-ils
au capitalisme aujourdhui ? Quelles opportunités
existent déjà dans ces luttes concrètes ?
Quels réseaux ont déjà été
créés grâce à ces efforts ?
Ladoption dun tel point de vue qui reconnaîtrait
ces formes de lutte et qui sorienterait dans cette direction
nécessiterait quelque chose qui nest presque pas
mentionné dans larticle dAndrew X : la nécessité
dune théorie pour accompagner la pratique, une théorie
qui penserait simultanément le « subjectif »
et l « objectif », en voyant comment lun
et lautre sarticulent et sinfluencent mutuellement.
Tout au long de sa critique du J18 , Andrew X ne semble jamais
prendre en compte le fait que son inadéquation puisse être
attribuée en partie ou totalement à la faiblesse
(ou à labsence totale) de lanalyse (2).
Nous savons tous que lune des caractéristique des
activistes traditionnels est leur mépris de la théorie
ce nest quand même pas pour rien quon
les appelle des activistes. Nous avons tous entendu la voix de
ceux qui veulent « agir », et « construire quelque
chose », ou « faire quelque chose » plutôt
que de perdre leur temps à se creuser la cervelle et à
couper les cheveux en quatre sur quelque chose daussi stupide
que la théorie. Cest une position qui est particulièrement
prévalante aux Etats-Unis où lanti-intellectualisme
de tradition (une force idéologique profondément
ancrée dans la société) fait croire aux activistes
quils vont avoir lair élitistes ou de petits
bourgeois lettrés sils sengagent dans la réflexion
théorique et dans le débat. Et puis, de toute manière,
les travailleurs « ordinaires » ne théorisent
pas, nest-ce pas ?
Cest du moins lidée que les activistes se font
des travailleurs. Mais Marx fut content lorsquil apprit
que la première traduction française du Capital
allait être publiée sous forme de feuilleton parce
qu'il pensait que cela allait le rendre plus abordable pour les
travailleurs « ordinaires » qui auraient donc ainsi
plus de chances de le lire. A lévidence, Marx ne
pensait pas que cela dépasserait leurs capacités
de compréhension, ni que son contenu navait aucun
rapport avec leurs luttes quotidiennes.
Peut être que lincapacité dAndrew X à
identifier la théorie comme le réel point faible
du mouvement activiste donne la mesure de sa propre incapacité
à séchapper de la « mentalité
activiste ». Cette timidité par rapport à
la théorie est un boulet caché de lactivisme
qui se transpose et qui continue à affliger beaucoup de
ceux qui essayent de se libérer de lactivisme.
Le genre de théorie que jai en tête se trouve
par exemple dans des exemples divers danalyse de «
composition des classes » qui incluent les travaux de Sergio
Bologna, les premiers travaux de Tony Negri, ceux du collectif
Midnight Notes, le Remaking of the U.S. Working Class de Loren
Golner ou plus récemment les enquêtes de Kolinko
sur les centres dappels (ndt : call centers) en Allemagne
et larticle de Curtis Price Fragile Prosperity ? Fragile
Social Peace ? Notes on the U.S. (les deux derniers sont publiés
dans Collective Action Notes) (3). Un des premiers exemples de
théorie sur la « composition des classes »
a peut être été La condition de la classe
ouvrière en Angleterre en 1845 par Friedrich Engels.
On
ne peut faire exploser un lien social
Ces analyses sont loin du déterminisme économique
de la « théorie » marxiste. Et cest en
prenant le point de vue de cette analyse de la composition des
classes que je parle de la « nécessité historique
» qui conditionne lexistence des groupes sociaux.
Cette nécessité est en dernière instance
générée par lhumain, mais elle apparaît
sous une forme aliénée parce quelle est court-circuitée
par le système de production capitaliste des marchandises.
Nous ne sommes pas les esclaves de forces impersonnelles
léconomie ou que sais-je encore .Mais pourtant la
dynamique humaine collective par laquelle les groupes sociaux
et les professions (flics, curés, activistes) émergent
de la division du travail ne peut être niée ou renversée
par des actes de volonté individuelle, ce qui correspond
au niveau auquel Andrew X situe le problème.
Je crois entièrement en la capacité que les gens
ont de changer collectivement leurs conditions de vie de manière
radicale. Mais labolition des groupes sociaux spécifiques
comme les activistes nécessite de sérieuses tentatives
à la fois sur le plan théorique et sur le plan pratique
de sattaquer et dintervenir dans les processus qui
sont à lorigine de leurs existence ; il ne suffit
pas de dire aux activistes quil est urgent de laisser tomber
leurs rôles. Le travail collectif des opprimés agissant
dans leur propre intérêt permettra que les flics,
les curés, les intellectuels et les activistes cessent
dexister comme groupes sociaux. Les « activistes »
peuvent aider ou freiner ce processus à divers degrés
(mais il ne faut ni surestimer leurs capacités à
faire lun ou lautre), néanmoins ce quils
ne peuvent pas faire cest de simplement décréter
ou souhaiter ne pas former une catégorie sociale.
Le « rôle » de lactiviste nest pas
seulement « auto-imposé », il est aussi socialement
imposé. La société capitaliste produit les
activistes tout comme elle produit dautres spécialistes
comme ce cousin germain de lactiviste, lintellectuel.
Les efforts dun individu activiste pour se défaire
de son rôle nouvriront pas une brèche importante
dans lexistence des activistes en tant que groupe social.
Tout au long de sa démonstration Andrew X revient à
plusieurs reprises à lidée centrale qui affirme
que le capital est une relation sociale. Et comme quelquun
la dit un jour, on ne peut pas faire exploser (ndt avec
des bombes) une relation sociale. Et si on ne peut pas la faire
exploser, on ne peut pas non plus la faire disparaître avec
de simples souhaits ou par une simple volonté. Les activistes
comme les autres spécialistes ne disparaîtront pas
de la société avant que la division du travail nait
elle même disparue.
Je ne suis pas en train de dire que nous devrions juste nous asseoir
sagement et attendre « laprès révolution
». Un tel « objectivisme » ne serait rien de
plus que le revers du subjectivisme dAndrew X. Il nentraînerait
que le fatalisme et la passivité , lattente de laube
de la révolution pour pouvoir espérer accéder
à la moindre parcelle de dignité humaine, et la
nécessité de supporter toute la gamme des saloperies
aliénantes jusquà cette révolution
(qui par voie de conséquence narriverait jamais).
Au lieu de cela, je pense que nous devons essayer de dépasser
les « objectivismes » et les « subjectivismes
» simplistes. Je crois quil est nécessaire
de garder à lesprit les deux pôles de ce problème
et de supporter la contradiction ( c.a.d. de vivre avec cette
contradiction dans toute son ambiguïté et son antagonisme
quelque douloureux quils soient) plutôt que de supprimer
unilatéralement lun ou lautre lorsque nous
nous engageons dans des activités théoriques ou
pratiques.
Personne
dautre ici à part nous les travailleurs ?
Je pense que lapproche volontariste dAndrew X pour
labandon de lactivisme (faire disparaître par
« la volonté / le souhait » une relation sociale)
mène à un faux débat qui oppose lactivisme
« non authentique » à une forme imaginaire
dauthenticité fantasme de non aliénation
qui porte en lui une dimension élitiste. Ce nest
en fait rien dautre quune revanche que ceux qui subissent
la répression essayent de reprendre sur lélitisme
quAndrew X essayait dexorciser au départ.
Si cela nétait quun « tic » de
lauteur il ny aurait aucune raison de se faire du
souci. Mais la prise de position anti-théorique ou au moins
a-théorique de beaucoup danti-activistes va de pair
avec ce concept sentimentaliste de la « véritable
vie populaire », une croyance déplacée que
quelque part, de lautre coté du grand fossé,
les vrais travailleurs vivent dune manière ou dune
autre des vies moins aliénées et plus authentiques.
La démonstration dAndrew X repose sur cette dichotomie
entre les gens « réels » ou « ordinaires
» dun coté, et les activistes « aliénés
» de lautre. Il écrit : « notre activité
devrait être lexpression immédiate de la vraie
lutte, pas laffirmation de notre existence en tant que groupe
distinct et séparé ». Citant Raoul Vaneigem,
Andrew X affirme qu « en tant quacteur jouant
un rôle nous vivons dans linauthenticité ».
Plus loin il adapte une des idées centrales des situationnistes
: « On ne peut combattre laliénation avec des
moyens aliénés ».
Beaucoup de ce quil dit provient de la critique situationniste
des militants prêts au sacrifice. Placé dans le contexte
adéquat, cet aspect du travail des situationnistes a une
grande valeur. Cela critique utilement les résidus de christianisme
que lon retrouve dans une grande partie de la gauche, le
syndrome du martyr qui crée en lautre un sentiment
de culpabilité qui lincite à devenir un mouton
passif. La critique inclut un refus de léthique du
travail dans lequel le moi est auto-renié et tente de formuler
(nécessairement avec un succès limité) une
forme de résistance à la spécialisation,
la séparation, et laliénation qui sont endémiques
dans la société du spectacle.
Il mapparaît comme certain que les personnes engagées
dans la lutte pour mettre à bas le capitalisme ne «
devraient » pas agir par devoir, comme sils devaient
remplir « une mission », ni non plus « pour
le bien dautrui ». Ils devraient sengager dans
ce combat surtout et dabord pour eux mêmes, pour leur
propre plaisir radical, et comme une manière dexprimer
leur amour et leur rage.
Je voudrais ajouter deux remarques sur cet aspect de la théorie
situationniste. La première est que cette partie était
un des éléments dune critique et dune
pratique totale (et totalisante), qui respectait lunité
de la théorie et de laction et la nécessité
de la théorie en même temps que de la pratique (avec
laquelle elle était en constante interaction) (4). La deuxième
est que lorsque sorti de ce contexte que je nomme « critique
totale », le refus de Vaneigem du rôle de militant
aliéné peut devenir puéril et élitiste
(cest dailleurs ce que Vaneigem est devenu).
Je voudrais attirer lattention des lecteurs sur quelque
chose que Vaneigem a écrit dans Basic banalities (I) (Internationale
situationniste #7,1962) plusieurs années avant la publication
de Revolution in Everyday Life. Dans ce passage (thèse
#12), Vaneigem parle de laliénation et de la fausseté
de la « vie privée » des individus dans les
sociétés capitalistes :
« La vie privée se définit avant
tout dans un contexte formel. Certes, elle prend naissance dans
les rapports sociaux nés de lappropriation privative,
mais cest lexpression de ces rapports qui lui donne
sa forme essentielle. Universelle, incontestable et à chaque
instant contestée, une telle forme fait de lappropriation
un droit reconnu à tous et dont chacun est exclu, un droit
auquel on naccède quen y renonçant.
Pour autant quil ne brise pas le contexte où il se
trouve emprisonné (rupture qui a nom révolution),
le vécu le plus authentique nest pris en conscience,
exprimé et communiqué que par un mouvement dinversion
de signe où sa contradiction fondamentale se dissiumule.
En dautres termes, sil renonce à prolonger
une praxis de bouleversement radical des conditions de vie
conditions qui, sous toutes leurs formes, sont celles de lappropriation
privative, un projet positif na pas la moindre occasion
déchapper à une prise en charge par la négativité
qui règne sur lexpression des rapports sociaux ;
il est récupéré comme limage dans le
miroir, en sens inverse.»
Je voudrais souligner plus particulièrement limportance
de cette dernière phrase. Si lon ne réussit
pas à renverser « les conditions de lappropriation
privée », toutes les tentatives dexistence
« authentique » et « non-aliénée
» deviendront juste une autre partie du spectacle. Nos «
projets positifs » pour utiliser les termes de Vaneigem
doivent « contenir une praxis de bouleversement radical
des conditions de vie », sous peine de ne pas pouvoir échapper
à laliénation. La « rupture »
qui permettra à chacun de semparer de son moi authentique
nest donc pas conditionné par l « abandon
de lactivisme », cest au contraire « une
rupture qui a nom révolution » et qui est
nécessairement un projet collectif des opprimés.
Lactivisme ne peut être « abandonné »
par lindividu ; il doit se diluer dans le processus collectif
de renversement du capitalisme et dinstauration du communisme.
Dans sa meilleure version, l « anti-activisme »
situationniste était intégré dans une perspective
holistique de révolution globale. Vaneigem sest de
plus en plus écarté de cette perspective intégrée
pour se rapprocher de quelque chose qui ressemble à lanarchisme
individualiste (ce qui explique pourquoi ses travaux coupés
de leur contexte ont pris le statut décritures sacrées
dans des publications comme Anarchy! Journal of the Desire Armed).
Critique
de la critique
Cest pour cette raison que les critiques de lInternationale
Situationniste (IS) les plus clairvoyants ont vu dans la critique
du militant un des aspects les plus faibles de lensemble
de la théorie situationniste. Gilles Dauvé, dans
sa Critique de lInternationale Situationniste est particulièrement
sensible à lélitisme implicite de la critique
du militant par lIS. Dans The Revolution in Everyday Life,
écrit Dauvé, Vaneigem a produit « un traité
qui explique comment vivre différemment dans le monde actuel
tout en mettant en avant ce que les relations sociales pourraient
être. Cest un manuel qui explique comment violer les
lois du marché et le système de rétribution
à chaque fois quon peut réussir à le
faire ». Mais de lavis de Dauvé ce point de
vue se transforme en une forme de moralisme.
« Le livre de Vaneigem est une uvre qui fut difficile
à produire parce qu'elle ne peut être réalisée,
menacée quelle est , dun côté
de tomber dans un possible marginal, et de lautre dans un
impératif irréalisable et par la même moral.
Ou lon simmisce dans les fissures de la société
bourgeoise, ou alors on y oppose sans cesse un autre mode de vie
que seule la révolution pourrait transformer en réalité.
LIS a mis le pire delle même dans le pire de
ces textes, celui qui révèle toutes ses faiblesses.
Lutopie positive est révolutionnaire en tant quexigence
et en tant que tension, parce qu'elle ne peut être réalisée
dans notre société : elle devient dérisoire
lorsquon essaye de la vivre aujourdhui ».
Au lieu de la critique révolutionnaire, observe Dauvé,
Vaneigem verse dans le moralisme et « comme toute les autres
morales, la position de Vaneigem se devait dexploser lors
de son premier contact avec la réalité ».
Dauvé énumère les causes et les conséquences
de ce moralisme. La première cause cest que le point
de vue situationniste sest petit à petit limité
au domaine des apparences et de la consommation au dépend
du domaine de la production. Dans sa théorisation du mouvement
révolutionnaire, nous dit Dauvé, « lIS
part bien des conditions réelles dexistence, mais
les réduit à des relations intersubjectives. Cest
le point de vue du sujet qui essaye de se redécouvrir,
pas un point de vue qui prendrait en compte à la fois lobjet
et le sujet ». Je pense que cest précisément
le problème de la critique de lactiviste par Andrew
X, qui elle aussi adopte « le point de vue du sujet qui
se redécouvre » plutôt que de considérer
le sujet dans le contexte complexe des médiations sociales
objectives.
De lavis de Dauvé les conséquences de ce point
de vue exclusivement subjectif ont conduit lIS a soutenir
lindividualisme jusquà en devenir élitistes.
« Contre le moralisme militant » écrit Dauvé,
« lIS a dressé une autre forme de moralité
: celle de lautonomie des individus par rapport aux groupes
sociaux et révolutionnaire. Aujourdhui seule une
activité intégrée dans le mouvement social
permet une véritable pratique autonome ».
Ce que je retiens de la position de Dauvé cest que
dans notre société actuelle, « lutopie
positive » peut rester révolutionnaire « en
tant que tension ou en tant quexigence ». Pour moi,
cela signifie quil est encore possible de « vivre
différemment » sans avoir à attendre «
les lendemains de la révolution », et quil
est possible de ne pas se résigner à « combattre
laliénation avec des moyens aliénés
» (5). Ainsi nous ne devons pas nous contenter de lever
le poing et de jouer le rôle de lactiviste conventionnel,
ni non plus avaler toutes les couleuvres et devenir des cadres
de la Workers Revolutionary Communist Vanguard League of Bolshevik-Leninist
Internationalists [la Ligue de lavant-guarde communiste
révolutionnaire des travailleurs bolchéviks-léninistes
internationalistes] !
Il faut continuer dessayer de vivre différemment,
de fonctionner différemment et de manière «
non aliénée » et de façon anti-hiérarchie
dans la pratique. Mais il faut le faire pour créer «
une tension » en préfiguration, comme un essai, tout
en acceptant limpossibilité de réussir à
le faire exactement comme on le souhaiterait au présent,
sans « aucune aliénation ».
En dautres termes, je pense que nous avons beaucoup à
apprendre en nous jetant, encore et encore, contre les barreaux
de notre cage. Cest dans nos nécessaires échecs
et dans nos succès partiels, modestes et fragiles, que
nous apprenons comment la société nous a rendus
infirmes, et comment elle nous ote notre dignité sans nous
permettre de réaliser nos désirs. Mais nous ne devons
pas prétendre être libérés alors que
nous ne le sommes pas, ce qui nous transformerait en une aristocratie
puante « authentique et non aliénée ».
Le fait est que même les gens des groupes variés
qui essayent de développer une approche de la révolution
anticapitaliste « anti-activiste » et « anti-politique
» que ce soit le collectif KK à Faribadad
en Inde, ou le collectif Insubordinate de Baltimore sont
à la fois des travailleurs et des « non-travailleurs
», des « activistes », et oh ! horreur
! des intellectuels. Et la chose la plus dangereuse pour
les gens qui se retrouvent dans cette position, ce serait de perdre
de vue leur nature fondamentalement clivée, leur existence
sociale « duelle », et de prétendre quils
sont « uniquement » des travailleurs. Parce qualors,
ils narriveront plus à retenir les dérives
élitistes vers lesquelles ils auraient alors tendance à
se tourner. A ce moment ils commenceraient à constituer
une nouvelle couche de lélite sociale que lon
regrouperait sous létiquette d « anti-activistes
», d « authentiques », de « non-aliénés
» et de « vrais » prolétaires. Et tout
recommencerait, les vieilles conneries remonteraient à
la surface.
J Kellstadt
(1) Le texte « Give up activism » est disponible sur
internet à : http://www.infoshop.org/
octo/j18_reflections.html
(2) Cela a été décrit dans un bon article
dun autre publication de Brighton, Undercurrent #8, dans
leur article « Practice and Ideology in the Direct Action
Movement ». Disponible sur leur site : http://www.snpc.co.uk/undercurrent/
(3) NDT : Le texte de Curtis Price, « Fragile prospérité,
fragile paix sociale. Notes sur les Etats-Unis » est désormais
disponible sous forme de brochure éditée en février
2001 par Échanges et mouvement. Kolinko (Kollectiv in kommunistischer
Bewegung c/o Archiv Am Förderturm 27 46049
Oberhausen Allemagne) est un groupe allemand qui a lancé
une étude sur les centres dappel téléphoniques
en rédigeant un questionnaire envoyé aux employés
de ces entreprises. Larticle cité de Loren Goldner
date de 1981 et a été remanié en 1999, on
peut le trouver sur son site, placé en lien à celui
de Collective Action Notes (http://www.geocities.com/CapitolHill/Lobby/2379).
Nous navons pas traduit les notes 3 à 5. La note
(3) concerne Curtis Price, la note (4) parle de la question de
penser la « totalité » et la note (5) est une
citation de la préface de la première édition
texte de Dauvé, «Eclipse et ré-émergence
du mouvement communiste ». Par ailleurs, nous nignorons
pas la polémique sur Dauvé à propos de la
question du révisionisme, ce qui ne nous a pas empêché
de traduire le présent texte qui se réfère
aux positions de cet auteur issu de lultra-gauche à
propos de lIS [positions que nous ne partageons dailleurs
pas].
On retrouvera larticle de Kellstadt en anglais avec les
notes sur http://www.infoshop.org/rants/antiactivism.html
[Cette réponse, traduit de langlais pour cette brochure
par S., a été publiée le 18 janvier 2001
sur le site anarchiste infoshop.org et dans Bad days will end]