De la nécessité et de l‘impossibilité d’abandonner l’activisme


Pour ma part, je ne pense pas qu’il y ait une seule solution aux problèmes sociaux mais un millier de solutions différentes et en constante évolution, de la même manière que l’existence sociale est différente et variée dans le temps et l’espace.
Errico Malatesta ,1924

La révolution c’est la communisation de la société mais ce processus est plus qu’une somme d’actions directes.
Gilles Dauvé 1973

Cet article répond aux problèmes soulevés dans « Abandonnez l’activisme », une critique des protestations du J18 [18 juin 1999] écrite par Andrew X. Il a récemment suscité de l’intérêt de ce coté-ci de l ‘Atlantique (ndt : les USA) : l'éditeur des Red and Black Notes a attiré mon attention sur cet article, peu après qu’il ait été envoyé sur la page web qui recueille les critiques et les infos sur le J18. Il fut aussi réimprimé dans les dernières Collective Action Notes (1).

Il y a à mon avis deux raisons principales qui font que l’article arrive au bon moment. La première est le sentiment de perte de vitesse qui a résulté des actions qui suivirent celles de Seattle, de l’A16 à Washington [16 avril 2000, réunions du FMI et de la Banque Mondiale], aux conventions nationales des partis démocrate et républicain, à Philadelphie et à Los Angeles. Actuellement, on a le sentiment que les événements de Seattle sont peut-être en train de vieillir et de passer — et ce, sans parler du fait que ce type d’actions est maintenant minutieusement anticipé par l’appareil répressif de l’état capitaliste. La deuxième raison qui est plus pertinente tient à la formation de la fédération Anarcho-communiste des pays du Nord-Est, NEFAC, qui opère sur le mode plus ou moins conventionnel de l’action directe. Est-ce que les tentatives du type NEFAC seront en mesure d’offrir quelque chose d’utile à ceux qui sont en lutte, ou de tels efforts ne conduisent ils qu’à l’impasse de l’activisme pour l’activisme et au spectacle du militantisme ?


Andrew X présente « Abandonnez l’activisme », je cite, « dans le but d’inspirer une réflexion sur les combats qui nous attendent si nous sommes vraiment sérieux dans nos intentions de nous débarrasser du mode de production capitaliste ». C’est une tentative d’ouvrir le débat et pas une prise de position définitive, et c’est dans ce même esprit que je présente les remarques qui suivent. Il est sûr que certains lecteurs trouveront mes positions ambivalentes et qu’il en résultera un sentiment de frustration, mais j’espère que ce ne sera pas uniquement le résultat de ma propre confusion mentale. Je pense plutôt qu’un degré élevé d’ambivalence et la capacité de vivre avec la tension de contradictions apparemment insolubles est essentielle à la formulation d’un « anti-activisme » et d’une « anti-politique ». En bref, il me semble qu’il nous faut considérer à la fois la nécessité et l’impossibilité « d’abandonner l’activisme ».

Les limites de l’activisme

Il y beaucoup de choses intéressantes dans les critiques d’Andrew X, et plus particulièrement les points soulevés dans la partie Forme et contenu. Dans cette partie, l’auteur fait voir les limites de l’activisme conventionnel lorsqu’il est appliqué en dehors du contexte d’une campagne qui vise un problème particulier. Un tel activisme, écrit Andrew X, est complètement inutile à la destruction du capitalisme en tant que totalité. « L’activisme peut ruiner une entreprise avec beaucoup de succès, mais détruire le capitalisme requiert beaucoup plus que de simplement étendre ce genre de méthode à chaque entreprise dans chaque secteur ». Autrement dit, le capitalisme ne sera pas détruit par la simple addition quantitative d’ « actions » ou du nombre d’activistes, une forme de transformation qualitative est nécessaire.

Andrew X. montre aussi comment les « succès » de campagnes qui visent un problème particulier sont ouvertes à une récupération par le capitalisme. Par exemple en aidant les dirigeants à imaginer de meilleures méthodes pour étouffer l’opposition, ou en renforçant « les règles du marché » et en poussant à la faillite des entreprises moins puissantes. La conclusion de cette partie mérite une citation complète :

« La forme de l’activisme a été conservée alors que le contenu de son activité s’est transformé au-delà de la forme qui le contenait. Nous continuons à penser en termes d’ « activistes » faisant une « campagne » sur un « thème », et parce que nous sommes des activistes pratiquant l’ « action directe », nous allons « faire une action » contre notre cible. La méthode de campagne contre des développements spécifiques ou des entreprises isolées a été transplantée telle quelle sur ce nouvel objet qu’est l’attaque du capitalisme. Nous tentons d’attaquer le capitalisme et de conceptualiser ce que nous faisons dans des termes complètement inappropriés, en utilisant des méthodes qui sont celles du réformisme libéral. On a ainsi le spectacle bizarre de « faire une action » contre le capitalisme — une pratique profondément inadéquate ».

Dans l’ensemble cependant, “ Abandonnez l’activisme ” est constitué d’une critique de ce que l’auteur étiquette sous le nom de « mentalité d’activiste » et c’est là que se trouvent les plus grandes faiblesses de son argumentation. A mon avis, l’activisme a à la fois une dimension « objective » et une dimension « subjective », et les deux doivent être prises en compte. Andrew X reconnaît le coté « objectif » de l’activisme au début de sa critique lorsqu’il fait les remarques suivantes :
« L’activisme, comme tout rôle d’expert, est basé sur la division du travail — c’est une tâche séparée et spécialisée. La division du travail est le fondement de la société de classes, la division fondamentale étant celle entre le travail manuel et le travail intellectuel. La division du travail est par exemple présente dans la médecine et l’éducation : guérir et élever des enfants, au lieu d’être des savoirs communs et des tâches auxquelles chacun participe, deviennent la propriété spécialisée de médecins et d’enseignants — des experts sur lesquels nous devons nous reposer et qui effectuent ces choses pour nous. Les experts gardent jalousement les capacités qu’ils ont et les mystifient Cela maintient les gens séparés et dépossédés de leur pouvoir, tout en renforçant la société de classes hiérarchisée ».

Cependant, après ce passage, la face objective de l’activisme en tant que phénomène concret social et historique est reléguée à l’arrière plan (au moins jusqu’à ce que l’auteur s’y retrouve à nouveau confronté dans les paragraphes de conclusion), et la partie subjective, l’état d’esprit, les attitudes et les croyances de « l’individu activiste » , la mentalité de l’activiste, se retrouvent sur le devant de la scène.

Going Mental

L’activiste d’après Andrew X. « s’identifie à ses actions et les conçoit comme le rôle qu’il doit jouer dans la vie, comme un travail ou une carrière... cela devient une part essentielle de leur image ». De l’avis de l’auteur, cette image mentale que l’activiste a de lui même est tellement spécialisée qu’elle porte en elle l’idée de « se considérer comme privilégié ou plus avancé que les autres dans l’appréciation du besoin de changement social et de la manière d’y parvenir ; se considérer comme l’avant-garde de la lutte concrète pour créer ce changement ».

Plus loin, l’auteur écrit que le plus grand problème auquel l’activiste doit faire face « c’est ce sentiment de séparation du reste des gens “ ordinaires ” que l’activisme implique. Les gens s’identifient à d’étranges subcultures ou à des clans, ils se voient en tant que “ nous ” opposé au “eux ” sous lequel est regroupé le reste du monde ». Il poursuit, « le rôle d’activiste est un isolement volontaire par rapport à tous les gens avec lesquels nous devrions communiquer. Endosser le rôle de l’activiste vous sépare du reste du genre humain, comme quelqu’un de spécial ou de différent ».

L’auteur semble plus s’intéresser à comment les individus activistes se voient et se représentent, qu’à la position qu’ils occupent réellement dans la société. Les activistes souffrent de se sentir différents, ils s’identifient à des clans, leur isolement est volontaire, ils jouent un rôle etc. Cette rhétorique continue tout au long de la critique, et en constitue le point de vue prédominant. Andrew X parle des conséquences de telles attitudes, comme la tendance au recrutement intéressé, pour monter en grade à l’intérieur du groupe, la reproduction à l’intérieur du groupe des structures d’oppression propres aux plus grandes sociétés , à l’isolement des activistes de la communauté plus large des opprimés, et finalement de la récupération des luttes dans des relations sociales capitalistes. Mais vu le poids que l’auteur accorde au coté subjectif de l’équation, ces conséquences se comprennent comme l’effet secondaire d’une cause première : des individus qui jouent de manière stéréotypée et élitiste le rôle d’ « activistes ».

La faiblesse principale de la critique réside dans l’emphase qui est mise sur le coté « subjectif » du phénomène social de l’activisme. Cette emphase amène une conclusion évidente et implicite tout au long de l’argumentation d’Andrew X : si l’activisme est une attitude mentale ou un « rôle », il peut être changé de la même manière qu’il est possible de changer d’avis, voire enlevé comme un masque ou un costume. L’auteur nous prévient que « plus nous nous accrochons à un rôle et à la notion de ce que nous sommes, plus nous empêchons en fait le changement que nous désirons ». Les implications en sont claires : arrêtons de nous accrocher, laissons le rôle, « abandonnons l’activisme », et une barrière sera levée sur la route qui mène au changement désiré.

Cette emphase subjective conduit l’auteur à avancer des formulations plutôt douteuses, en particulier les suivantes : « Le rôle de l’activiste est un rôle que nous adoptons tout comme celui du policier, du parent ou du prêtre — une forme psychologique étrange que nous utilisons pour nous définir et pour définir notre relation à l’autre ». Je ne doute pas que faire partie du bras armé armé de l’Etat bourgeois porte en soi un « rôle » psychologique auquel l’individu policier s’ « identifie », mais ceci reste une considération triviale si l’on se place dans la perspective sérieuse où l’on veut se débarrasser des flics et de l’Etat. L’auteur a dérapé ici sur une manière bourgeoise et individualiste de voir la question, dans laquelle les différents groupes sociaux comme les parents, les policiers ou les curés existeraient simplement parce que des agrégats d’individus auraient « décidé » de devenir des parents, des policiers ou des curés (dans le ” libre marché des rôles ”, sans aucun doute).

Se heurter aux murs

Ce sont des processus sociaux complexes qui génèrent les groupes sociaux quels qu’ils soient — flics, curés, parents ou anarchistes et activistes. Il y a un élément puissant de nécessité historique dans l’existence des flics (tout les Etats ont besoin de police, seule une société sans Etat n’en aurait pas besoin). Le « choix » individuel joue un rôle dans ces processus, mais ces choix sont toujours faits dans des circonstances hautement contraignantes, et soumises à de multiples conditions. On ne peut pas se débarrasser des flics en faisant un appel moral, en demandant aux policiers d’abandonner leurs “ rôles ” de policiers.

Je suis convaincu qu’ Andrew X ne croit pas que cela fonctionnerait pour la police ; je pense qu’il perd ce fait de vue lorsqu’il parle de l’activisme et des activistes. J’ai aussi bien compris qu’Andrew X, n’affirme pas naïvement que tous les problèmes de l’activisme seront résolus comme par magie par un simple « changement de point de vue ». En effet, vers la fin de son article, Andrew X reconnaît les difficultés objectives liées au point de vue qu’il défend, mais d’une manière qui n’est tout simplement pas en accord avec l’argumentation « subjectiviste » qui était au cœur de son discours jusque là.

Dans les paragraphes qui concluent l’auteur émet les spéculations suivantes :
« Nous vivons une époque dans laquelle les politiques radicales sont souvent le produit de faiblesses mutuelles et d’isolation. Si tel est le cas , il ne nous est peut être même pas possible de nous débarrasser de ce rôle d’activiste. Il se peut que dans des temps d’affaiblissement de la lutte, ceux qui continuent à travailler à la révolution sociale soient marginalisés et en viennent à être perçus (et à se percevoir eux-mêmes) comme un groupe séparé des gens. Il est possible aussi que ce phénomène ne puisse être inversé que par un déferlement général de la lutte, lorsque nous ne serons plus considérés comme des freaks et des weirdos (ndt des semi-clochards et des marginaux), nous serons l’expression des idées de tout un chacun ».

Ici je pense que le « peut-être » n’est pas de mise et que les groupes qui épousent des politiques « révolutionnaires » se retrouvent bien évidemment marginalisés dans les périodes où la marée est basse en matière de lutte des classes. C’est quelque chose que l’on peut prévoir et aborder sans trop d’états d’âmes et sans trop tourner autour du pot.

Telle a été par exemple la position de nombreux communistes des conseils et de communistes de gauche [ndt : ultra-gauche germano-hollandaise de Rühle, Gorter ou Pannekoek], qui reconnaissaient le caractère nécessairement minoritaire de leur existence durant les décennies du milieu de ce siècle. Un article publié par Sam Moss qui a pour titre “ L’impotence du groupe révolutionnaire ” et publié dans l’International Council Correspondence dans les années 30, est représentatif de ce point de vue. Dans cet article, Moss écrit :
« La classe ouvrière à elle seule peut lancer la lutte révolutionnaire, tout comme aujourd’hui elle démarre seule la lutte des classes non révolutionnaire, et la raison pour laquelle les travailleurs conscients de la lutte des classes se réunissent dans des sphères extérieures à celle de la véritable lutte des classes, est qu’il n’y a pas encore de mouvement révolutionnaire. Leur existence en tant que petit groupe reflète non pas une situation révolutionnaire mais plutôt une situation non révolutionnaire. Lorsque viendra la révolution, leur nombre sera submergé par la masse, et ils le seront non pas en tant qu’organisations en fonctionnement, mais en tant que travailleurs individuellement ».

Des lunettes à rayons X

Reste néanmoins la question de savoir quelles sont ces choses qui constituent « la lutte ». D’un point de vue « activiste », des événements plus grands et avec plus de chahut que le « carnaval contre le capital », et des manifestations publiques plus militantes et théâtrales sont des exemples de ce qu’Andrew X appelle des « extensions généralisées de la lutte ». Mais ce point de vue ne prend pas en considération toute une série de formes « quotidiennes » de résistance — du travail au ralenti en passant par l’absentéisme et le sabotage, le counter-planning et d’autres formes organisées « non officielles » et autonomes — que les activistes conventionnels et les gauchistes (sans oublier la plupart des anarchistes) ont du mal à reconnaître. Sans parler non plus de ces modes de lutte qui se déroulent en dehors des lieux de travail, comme les formes variées que peuvent prendre les révolutions sexuelle et culturelle. Peut-être est-ce dans ces lieux que nous pouvons trouver les bases de la puissance et de la solidarité de classe qui explosent durant ces « extensions généralisées de la lutte ».

De plus, pour différents groupes de travailleurs, il existe des formes d’organisation autonome et de résistance « quotidienne » qui sont en relation étroite avec la manière spécifique dont la plus value est extraite de leur travail. Peut être, alors, que le premier pas vers un anti-activisme consisterait à se tourner vers ces luttes quotidiennes et spécifiques. De quelle manière les travailleurs « ordinaires » résistent-ils au capitalisme aujourd’hui ? Quelles opportunités existent déjà dans ces luttes concrètes ? Quels réseaux ont déjà été créés grâce à ces efforts ?

L’adoption d’un tel point de vue qui reconnaîtrait ces formes de lutte et qui s’orienterait dans cette direction nécessiterait quelque chose qui n’est presque pas mentionné dans l’article d’Andrew X : la nécessité d’une théorie pour accompagner la pratique, une théorie qui penserait simultanément le « subjectif » et l’ « objectif », en voyant comment l’un et l’autre s’articulent et s’influencent mutuellement. Tout au long de sa critique du J18 , Andrew X ne semble jamais prendre en compte le fait que son inadéquation puisse être attribuée en partie ou totalement à la faiblesse (ou à l’absence totale) de l’analyse (2).

Nous savons tous que l’une des caractéristique des activistes traditionnels est leur mépris de la théorie — ce n’est quand même pas pour rien qu’on les appelle des activistes. Nous avons tous entendu la voix de ceux qui veulent « agir », et « construire quelque chose », ou « faire quelque chose » plutôt que de perdre leur temps à se creuser la cervelle et à couper les cheveux en quatre sur quelque chose d’aussi stupide que la théorie. C’est une position qui est particulièrement prévalante aux Etats-Unis où l’anti-intellectualisme de tradition (une force idéologique profondément ancrée dans la société) fait croire aux activistes qu’ils vont avoir l’air élitistes ou de petits bourgeois lettrés s’ils s’engagent dans la réflexion théorique et dans le débat. Et puis, de toute manière, les travailleurs « ordinaires » ne théorisent pas, n’est-ce pas ?

C’est du moins l’idée que les activistes se font des travailleurs. Mais Marx fut content lorsqu’il apprit que la première traduction française du Capital allait être publiée sous forme de feuilleton parce qu'il pensait que cela allait le rendre plus abordable pour les travailleurs « ordinaires » qui auraient donc ainsi plus de chances de le lire. A l’évidence, Marx ne pensait pas que cela dépasserait leurs capacités de compréhension, ni que son contenu n’avait aucun rapport avec leurs luttes quotidiennes.

Peut être que l’incapacité d’Andrew X à identifier la théorie comme le réel point faible du mouvement activiste donne la mesure de sa propre incapacité à s’échapper de la « mentalité activiste ». Cette timidité par rapport à la théorie est un boulet caché de l’activisme qui se transpose et qui continue à affliger beaucoup de ceux qui essayent de se libérer de l’activisme.

Le genre de théorie que j’ai en tête se trouve par exemple dans des exemples divers d’analyse de « composition des classes » qui incluent les travaux de Sergio Bologna, les premiers travaux de Tony Negri, ceux du collectif Midnight Notes, le Remaking of the U.S. Working Class de Loren Golner ou plus récemment les enquêtes de Kolinko sur les centres d’appels (ndt : call centers) en Allemagne et l’article de Curtis Price Fragile Prosperity ? Fragile Social Peace ? Notes on the U.S. (les deux derniers sont publiés dans Collective Action Notes) (3). Un des premiers exemples de théorie sur la « composition des classes » a peut être été La condition de la classe ouvrière en Angleterre en 1845 par Friedrich Engels.

On ne peut faire exploser un lien social

Ces analyses sont loin du déterminisme économique de la « théorie » marxiste. Et c’est en prenant le point de vue de cette analyse de la composition des classes que je parle de la « nécessité historique » qui conditionne l’existence des groupes sociaux. Cette nécessité est en dernière instance générée par l’humain, mais elle apparaît sous une forme aliénée parce qu’elle est court-circuitée par le système de production capitaliste des marchandises. Nous ne sommes pas les esclaves de forces impersonnelles — l’économie ou que sais-je encore .Mais pourtant la dynamique humaine collective par laquelle les groupes sociaux et les professions (flics, curés, activistes) émergent de la division du travail ne peut être niée ou renversée par des actes de volonté individuelle, ce qui correspond au niveau auquel Andrew X situe le problème.

Je crois entièrement en la capacité que les gens ont de changer collectivement leurs conditions de vie de manière radicale. Mais l’abolition des groupes sociaux spécifiques comme les activistes nécessite de sérieuses tentatives à la fois sur le plan théorique et sur le plan pratique de s’attaquer et d’intervenir dans les processus qui sont à l’origine de leurs existence ; il ne suffit pas de dire aux activistes qu’il est urgent de laisser tomber leurs rôles. Le travail collectif des opprimés agissant dans leur propre intérêt permettra que les flics, les curés, les intellectuels et les activistes cessent d’exister comme groupes sociaux. Les « activistes » peuvent aider ou freiner ce processus à divers degrés (mais il ne faut ni surestimer leurs capacités à faire l’un ou l’autre), néanmoins ce qu’ils ne peuvent pas faire c’est de simplement décréter ou souhaiter ne pas former une catégorie sociale.

Le « rôle » de l’activiste n’est pas seulement « auto-imposé », il est aussi socialement imposé. La société capitaliste produit les activistes tout comme elle produit d’autres spécialistes comme ce cousin germain de l’activiste, l’intellectuel. Les efforts d’un individu activiste pour se défaire de son rôle n’ouvriront pas une brèche importante dans l’existence des activistes en tant que groupe social. Tout au long de sa démonstration Andrew X revient à plusieurs reprises à l’idée centrale qui affirme que le capital est une relation sociale. Et comme quelqu’un l’a dit un jour, on ne peut pas faire exploser (ndt avec des bombes) une relation sociale. Et si on ne peut pas la faire exploser, on ne peut pas non plus la faire disparaître avec de simples souhaits ou par une simple volonté. Les activistes comme les autres spécialistes ne disparaîtront pas de la société avant que la division du travail n’ait elle même disparue.

Je ne suis pas en train de dire que nous devrions juste nous asseoir sagement et attendre « l’après révolution ». Un tel « objectivisme » ne serait rien de plus que le revers du subjectivisme d’Andrew X. Il n’entraînerait que le fatalisme et la passivité , l’attente de l’aube de la révolution pour pouvoir espérer accéder à la moindre parcelle de dignité humaine, et la nécessité de supporter toute la gamme des saloperies aliénantes jusqu’à cette révolution (qui par voie de conséquence n’arriverait jamais).

Au lieu de cela, je pense que nous devons essayer de dépasser les « objectivismes » et les « subjectivismes » simplistes. Je crois qu’il est nécessaire de garder à l’esprit les deux pôles de ce problème et de supporter la contradiction ( c.a.d. de vivre avec cette contradiction dans toute son ambiguïté et son antagonisme quelque douloureux qu’ils soient) plutôt que de supprimer unilatéralement l’un ou l’autre lorsque nous nous engageons dans des activités théoriques ou pratiques.

Personne d’autre ici à part nous les travailleurs ?

Je pense que l’approche volontariste d’Andrew X pour l’abandon de l’activisme (faire disparaître par « la volonté / le souhait » une relation sociale) mène à un faux débat qui oppose l’activisme « non authentique » à une forme imaginaire d’authenticité — fantasme de non aliénation — qui porte en lui une dimension élitiste. Ce n’est en fait rien d’autre qu’une revanche que ceux qui subissent la répression essayent de reprendre sur l’élitisme qu’Andrew X essayait d’exorciser au départ.

Si cela n’était qu’un « tic » de l’auteur il n’y aurait aucune raison de se faire du souci. Mais la prise de position anti-théorique ou au moins a-théorique de beaucoup d’anti-activistes va de pair avec ce concept sentimentaliste de la « véritable vie populaire », une croyance déplacée que quelque part, de l’autre coté du grand fossé, les vrais travailleurs vivent d’une manière ou d’une autre des vies moins aliénées et plus authentiques.

La démonstration d’Andrew X repose sur cette dichotomie entre les gens « réels » ou « ordinaires » d’un coté, et les activistes « aliénés » de l’autre. Il écrit : « notre activité devrait être l’expression immédiate de la vraie lutte, pas l’affirmation de notre existence en tant que groupe distinct et séparé ». Citant Raoul Vaneigem, Andrew X affirme qu’ « en tant qu’acteur jouant un rôle nous vivons dans l’inauthenticité ». Plus loin il adapte une des idées centrales des situationnistes : « On ne peut combattre l’aliénation avec des moyens aliénés ».

Beaucoup de ce qu’il dit provient de la critique situationniste des militants prêts au sacrifice. Placé dans le contexte adéquat, cet aspect du travail des situationnistes a une grande valeur. Cela critique utilement les résidus de christianisme que l’on retrouve dans une grande partie de la gauche, le syndrome du martyr qui crée en l’autre un sentiment de culpabilité qui l’incite à devenir un mouton passif. La critique inclut un refus de l’éthique du travail dans lequel le moi est auto-renié et tente de formuler (nécessairement avec un succès limité) une forme de résistance à la spécialisation, la séparation, et l’aliénation qui sont endémiques dans la société du spectacle.

Il m’apparaît comme certain que les personnes engagées dans la lutte pour mettre à bas le capitalisme ne « devraient » pas agir par devoir, comme s’ils devaient remplir « une mission », ni non plus « pour le bien d’autrui ». Ils devraient s’engager dans ce combat surtout et d’abord pour eux mêmes, pour leur propre plaisir radical, et comme une manière d’exprimer leur amour et leur rage.

Je voudrais ajouter deux remarques sur cet aspect de la théorie situationniste. La première est que cette partie était un des éléments d’une critique et d’une pratique totale (et totalisante), qui respectait l’unité de la théorie et de l’action et la nécessité de la théorie en même temps que de la pratique (avec laquelle elle était en constante interaction) (4). La deuxième est que lorsque sorti de ce contexte que je nomme « critique totale », le refus de Vaneigem du rôle de militant aliéné peut devenir puéril et élitiste (c’est d’ailleurs ce que Vaneigem est devenu).

Je voudrais attirer l’attention des lecteurs sur quelque chose que Vaneigem a écrit dans Basic banalities (I) (Internationale situationniste #7,1962) plusieurs années avant la publication de Revolution in Everyday Life. Dans ce passage (“thèse” #12), Vaneigem parle de l’aliénation et de la fausseté de la « vie privée » des individus dans les sociétés capitalistes :
« La vie “privée“ se définit avant tout dans un contexte formel. Certes, elle prend naissance dans les rapports sociaux nés de l’appropriation privative, mais c’est l’expression de ces rapports qui lui donne sa forme essentielle. Universelle, incontestable et à chaque instant contestée, une telle forme fait de l’appropriation un droit reconnu à tous et dont chacun est exclu, un droit auquel on n’accède qu’en y renonçant. Pour autant qu’il ne brise pas le contexte où il se trouve emprisonné (rupture qui a nom révolution), le vécu le plus authentique n’est pris en conscience, exprimé et communiqué que par un mouvement d’inversion de signe où sa contradiction fondamentale se dissiumule. En d’autres termes, s’il renonce à prolonger une praxis de bouleversement radical des conditions de vie — conditions qui, sous toutes leurs formes, sont celles de l’appropriation privative, — un projet positif n’a pas la moindre occasion d’échapper à une prise en charge par la négativité qui règne sur l’expression des rapports sociaux ; il est récupéré comme l’image dans le miroir, en sens inverse.»

Je voudrais souligner plus particulièrement l’importance de cette dernière phrase. Si l’on ne réussit pas à renverser « les conditions de l’appropriation privée », toutes les tentatives d’existence « authentique » et « non-aliénée » deviendront juste une autre partie du spectacle. Nos « projets positifs » — pour utiliser les termes de Vaneigem — doivent « contenir une praxis de bouleversement radical des conditions de vie », sous peine de ne pas pouvoir échapper à l’aliénation. La « rupture » qui permettra à chacun de s’emparer de son moi authentique n’est donc pas conditionné par l’ « abandon de l’activisme », c’est au contraire « une rupture qui a nom révolution » — et qui est nécessairement un projet collectif des opprimés. L’activisme ne peut être « abandonné » par l’individu ; il doit se diluer dans le processus collectif de renversement du capitalisme et d’instauration du communisme.
Dans sa meilleure version, l’ « anti-activisme » situationniste était intégré dans une perspective holistique de révolution globale. Vaneigem s’est de plus en plus écarté de cette perspective intégrée pour se rapprocher de quelque chose qui ressemble à l’anarchisme individualiste (ce qui explique pourquoi ses travaux coupés de leur contexte ont pris le statut d’écritures sacrées dans des publications comme Anarchy! Journal of the Desire Armed).

Critique de la critique

C’est pour cette raison que les critiques de l’Internationale Situationniste (IS) les plus clairvoyants ont vu dans la critique du militant un des aspects les plus faibles de l’ensemble de la théorie situationniste. Gilles Dauvé, dans sa Critique de l’Internationale Situationniste est particulièrement sensible à l’élitisme implicite de la critique du militant par l’IS. Dans The Revolution in Everyday Life, écrit Dauvé, Vaneigem a produit « un traité qui explique comment vivre différemment dans le monde actuel tout en mettant en avant ce que les relations sociales pourraient être. C’est un manuel qui explique comment violer les lois du marché et le système de rétribution à chaque fois qu’on peut réussir à le faire ». Mais de l’avis de Dauvé ce point de vue se transforme en une forme de moralisme.

« Le livre de Vaneigem est une œuvre qui fut difficile à produire parce qu'elle ne peut être réalisée, menacée qu’elle est , d’un côté de tomber dans un possible marginal, et de l’autre dans un impératif irréalisable et par la même moral. Ou l’on s’immisce dans les fissures de la société bourgeoise, ou alors on y oppose sans cesse un autre mode de vie que seule la révolution pourrait transformer en réalité. L’IS a mis le pire d’elle même dans le pire de ces textes, celui qui révèle toutes ses faiblesses. L’utopie positive est révolutionnaire en tant qu’exigence et en tant que tension, parce qu'elle ne peut être réalisée dans notre société : elle devient dérisoire lorsqu’on essaye de la vivre aujourd’hui ».
Au lieu de la critique révolutionnaire, observe Dauvé, Vaneigem verse dans le moralisme et « comme toute les autres morales, la position de Vaneigem se devait d’exploser lors de son premier contact avec la réalité ».

Dauvé énumère les causes et les conséquences de ce moralisme. La première cause c’est que le point de vue situationniste s’est petit à petit limité au domaine des apparences et de la consommation au dépend du domaine de la production. Dans sa théorisation du mouvement révolutionnaire, nous dit Dauvé, « l’IS part bien des conditions réelles d’existence, mais les réduit à des relations intersubjectives. C’est le point de vue du sujet qui essaye de se redécouvrir, pas un point de vue qui prendrait en compte à la fois l’objet et le sujet ». Je pense que c’est précisément le problème de la critique de l’activiste par Andrew X, qui elle aussi adopte « le point de vue du sujet qui se redécouvre » plutôt que de considérer le sujet dans le contexte complexe des médiations sociales objectives.

De l’avis de Dauvé les conséquences de ce point de vue exclusivement subjectif ont conduit l’IS a soutenir l’individualisme jusqu’à en devenir élitistes. « Contre le moralisme militant » écrit Dauvé, « l’IS a dressé une autre forme de moralité : celle de l’autonomie des individus par rapport aux groupes sociaux et révolutionnaire. Aujourd’hui seule une activité intégrée dans le mouvement social permet une véritable pratique autonome ».

Ce que je retiens de la position de Dauvé c’est que dans notre société actuelle, « l’utopie positive » peut rester révolutionnaire « en tant que tension ou en tant qu’exigence ». Pour moi, cela signifie qu’il est encore possible de « vivre différemment » sans avoir à attendre « les lendemains de la révolution », et qu’il est possible de ne pas se résigner à « combattre l’aliénation avec des moyens aliénés » (5). Ainsi nous ne devons pas nous contenter de lever le poing et de jouer le rôle de l’activiste conventionnel, ni non plus avaler toutes les couleuvres et devenir des cadres de la Workers Revolutionary Communist Vanguard League of Bolshevik-Leninist Internationalists [la Ligue de l’avant-guarde communiste révolutionnaire des travailleurs bolchéviks-léninistes internationalistes] !

Il faut continuer d’essayer de vivre différemment, de fonctionner différemment et de manière « non aliénée » et de façon anti-hiérarchie dans la pratique. Mais il faut le faire pour créer « une tension » en préfiguration, comme un essai, tout en acceptant l’impossibilité de réussir à le faire exactement comme on le souhaiterait au présent, sans « aucune aliénation ».

En d’autres termes, je pense que nous avons beaucoup à apprendre en nous jetant, encore et encore, contre les barreaux de notre cage. C’est dans nos nécessaires échecs et dans nos succès partiels, modestes et fragiles, que nous apprenons comment la société nous a rendus infirmes, et comment elle nous ote notre dignité sans nous permettre de réaliser nos désirs. Mais nous ne devons pas prétendre être libérés alors que nous ne le sommes pas, ce qui nous transformerait en une aristocratie puante « authentique et non aliénée ».

Le fait est que même les gens des groupes variés qui essayent de développer une approche de la révolution anticapitaliste « anti-activiste » et « anti-politique » — que ce soit le collectif KK à Faribadad en Inde, ou le collectif Insubordinate de Baltimore — sont à la fois des travailleurs et des « non-travailleurs », des « activistes », et — oh ! horreur ! — des intellectuels. Et la chose la plus dangereuse pour les gens qui se retrouvent dans cette position, ce serait de perdre de vue leur nature fondamentalement clivée, leur existence sociale « duelle », et de prétendre qu’ils sont « uniquement » des travailleurs. Parce qu’alors, ils n’arriveront plus à retenir les dérives élitistes vers lesquelles ils auraient alors tendance à se tourner. A ce moment ils commenceraient à constituer une nouvelle couche de l’élite sociale que l’on regrouperait sous l’étiquette d’ « anti-activistes », d’ « authentiques », de « non-aliénés » et de « vrais » prolétaires. Et tout recommencerait, les vieilles conneries remonteraient à la surface.

J Kellstadt

(1) Le texte « Give up activism » est disponible sur internet à : http://www.infoshop.org/ octo/j18_reflections.html
(2) Cela a été décrit dans un bon article d’un autre publication de Brighton, Undercurrent #8, dans leur article « Practice and Ideology in the Direct Action Movement ». Disponible sur leur site : http://www.snpc.co.uk/undercurrent/
(3) NDT : Le texte de Curtis Price, « Fragile prospérité, fragile paix sociale. Notes sur les Etats-Unis » est désormais disponible sous forme de brochure éditée en février 2001 par Échanges et mouvement. Kolinko (Kollectiv in kommunistischer Bewegung — c/o Archiv Am Förderturm 27 — 46049 Oberhausen — Allemagne) est un groupe allemand qui a lancé une étude sur les centres d’appel téléphoniques en rédigeant un questionnaire envoyé aux employés de ces entreprises. L’article cité de Loren Goldner date de 1981 et a été remanié en 1999, on peut le trouver sur son site, placé en lien à celui de Collective Action Notes (http://www.geocities.com/CapitolHill/Lobby/2379).
Nous n’avons pas traduit les notes 3 à 5. La note (3) concerne Curtis Price, la note (4) parle de la question de penser la « totalité » et la note (5) est une citation de la préface de la première édition texte de Dauvé, «Eclipse et ré-émergence du mouvement communiste ». Par ailleurs, nous n’ignorons pas la polémique sur Dauvé à propos de la question du révisionisme, ce qui ne nous a pas empêché de traduire le présent texte qui se réfère aux positions de cet auteur issu de l’ultra-gauche à propos de l’IS [positions que nous ne partageons d’ailleurs pas].
On retrouvera l’article de Kellstadt en anglais avec les notes sur http://www.infoshop.org/rants/antiactivism.html

[Cette réponse, traduit de l’anglais pour cette brochure par S., a été publiée le 18 janvier 2001 sur le site anarchiste infoshop.org et dans Bad days will end]