On entend souvent, tant du côté des partisans de la réforme du capitalisme que dans la bouche de celles et ceux tentent de l’analyser pour mieux le détruire, que l’Etat voit sont rôle diminer dans l’économie au profit des multinationales. L’article ci-dessous montre au contraire qu’il ne peut être réduit au rôle de simple garant de la production à travers le maintien armé de la paix sociale mais, au contraire, qu’il est indissociable du capital.


L’hydre à deux têtes


Ils sont nombreux, parmi les démocrates radicaux et le « peuple de gauche », ceux qui attribuent à l’Etat un rôle purement décoratif dans les décisions prises sur nos têtes. On définit, en somme, une hiérarchie mondiale dont le sommet est représenté par les grandes puissances financières et les multinationales, et dont la base est constituée par les Etats nationaux ; ceux-ci deviendraient de plus en plus des valets, simples exécutants de décisions sans appel.

Tout cela conduit à une illusion qui est déjà porteuse des pires conséquences. Nombreux, en effet, sont ceux qui essaient d’imposer un tournant réformiste et en quelque sorte nostalgique aux luttent qui se développent un peu partout contre les aspects particuliers de la « mondialisation » : la défense du « bon » vieux capitalisme national et parallèlement celle du vieux modèle d’intervention de l’Etat dans l’économie. Personne ne remarque, pourtant, que les théories ultra-libérales à la mode ces temps-ci et celles keynésiennes, à la mode il y a quelques années encore, proposent simplement deux formes différentes d’exploitation.

Certes, on ne peut pas nier, en l’état actuel des choses, que toute notre vie soit déterminée en fonction des nécessités économiques globales, mais cela ne signifie nullement que la politique ait perdu sa nocivité. Penser l’Etat comme une entité désormais fictive, ou exclusivement comme le régulateur des conflits sociaux (magistrature et police, pour ainsi dire), c’est limitatif. L’Etat, au sein des capitalistes, est celui qui assure des fonctions vitales pour tous les autres. Néanmoins, sa bureaucratie, liée mais subordonnée aux cadres des entreprises, tend avant tout à reproduire son propre pouvoir.

L’Etat, en préparant le terrain au capital, se développe lui-même. Ce sont les structures étatiques qui permettent l’abattement progressif des barrières du temps et de l’espace — condition essentielle pour la nouvelle forme de domination capitaliste —, en fournissant les territoires, les fonds et la recherche. La possibilité de faire circuler toujours plus rapidement les marchandises, par exemple, est garantie par les autoroutes, les voies aériennes et maritimes, le réseau du TGV : sans ces structures, organisées par les Etats, la « mondialisation » ne serait même pas concevable. De la même manière, les réseaux informatiques ne sont rien d’autre qu’un emploi différent des vieux câbles téléphoniques : toute innovation dans ce secteur (communication satellitaire, fibres optiques, etc.) est assurée, encore une fois, par les appareils étatiques. C’est de cette façon, donc, que l’autre nécessité de l’économie planétarisée (la circulation des données et des capitaux en quelques instants) est satisfaite. Même du point de vue de la recherche et des avancées technologiques, les Etats jouent un rôle central. Du nucléaire à la cybernétique, des études sur les nouveaux matériaux au génie génétique, de l’électronique aux télécommunications, le développement de la puissance technique est lié à la fusion des appareils industriel, scientifique et militaire.

Comme tout le monde le sait, le capital de temps en temps a besoin de se restructurer, c’est-à-dire de changer les implantations, les rythmes, les qualifications et donc les rapports entre les travailleurs. Souvent ces changements sont tellement radicaux (licenciements de masse, cadences infernales, réduction brutale des garanties, etc.) qu’ils mettent en crise la stabilité sociale, au point de rendre nécessaires des interventions de type politique. Parfois les tensions sociales sont tellement fortes, la police syndicale si impuissante et les restructurations si urgentes, que les Etats ne trouvent pas d’autres solutions que la guerre.

A travers cette voie, non seulement on détourne la rage sociale vers de faux ennemis (les Autres au sens ethnique ou religieux, par exemple), mais on relance l’économie : la militarisation du travail, les commissions d’armements et la baisse des salaires font rentabiliser au maximum les restes du vieux système industriel, tandis que les destructions généralisées cèdent leur place à un appareil productif plus moderne et aux investissements étrangers. Pour les indésirables — les exploités inquiets et en surnombre — l’intervention sociale devient plus expéditive : l’extermination.

L’une des caractéristiques de cette époque est le flux de plus en plus massif de migrants vers les métropoles occidentales. Les politiques de l’immigration — l’alternance d’ouverture et de fermeture des frontières — ne sont pas déterminées par le degré de sensibilité des gouvernants, mais elles découlent des tentatives de faire face à une situation toujours plus difficile à gérer, et d’en tirer profit. D’une part, ce n’est pas possible de fermer hermétiquement les frontières, d’autre part un petit pourcentage d’immigrés est utile — surtout si clandestins et donc corvéables à merci — puisqu’il représente une bonne réserve de force de travail à bas prix. Mais la clandestinité de masse provoque des conflits sociaux difficilement contrôlables. Les gouvernements doivent naviguer entre ces nécessités, le bon fonctionnement de la machine économique en dépend.

Tout comme le marché mondial unifie les conditions d’exploitation sans pour autant éliminer la concurrence entre capitalistes, de même il existe une puissance pluriétatique qui coordonne les projets de domination sans effacer la compétition politique et militaire entre les différents gouvernements. Les accords économiques et financiers, les lois sur la flexibilité du travail, le rôle des syndicats, la coordination des armées et des polices, la gestion écologique des nuisances, la répression de la dissidence — tout cela est défini au niveau international. La mise en pratique de ces décisions revient néanmoins à chaque Etat, qui doit se révéler à la hauteur. Le corps de cette Hydre sont les structures technobureaucratiques. Non seulement les exigences du marché se fondent avec celles du contrôle social, mais elles utilisent les mêmes réseaux. Par exemple, les systèmes bancaire, médical, policier et d’assurance s’échangent continuellement leurs données. L’omniprésence des cartes magnétiques réalise un fichage généralisé des goûts, des achats, des déplacements, des habitudes. Tout cela sous les yeux des caméras de surveillance toujours plus diffuses, et parmi des téléphones portables qui assurent la version virtuelle et elle-même fichée d’une communication sociale qui n’est plus.

Néolibéralisme ou pas, l’intervention de l’Etat sur le territoire et dans nos vies est chaque jour plus totalitaire, sans pour autant être séparée de l’ensemble des structures de production, distribution et reproduction du capital. La hiérarchie présumée entre le pouvoir des multinationales et celui des Etats, de fait, n’existe pas, car ils opèrent en symbiose mutuelle pour cette puissance inorganique qui est en train de mener une seule guerre : celle contre l’autonomie des hommes et la vie de la Terre.

[Texte extrait de la revue Les Indésirables, numéro unique, février 2000, pp. 5-7. A commander à Sans Patrie.]