A Seattle contre l'OMC il y a un an, à Washington contre
le FMI et lors des conventions démocrate et républicaine
pour les présidentielles cet été, la contestation
anticapitaliste fait parler d'elle outre-atlantique. Le texte
suivant publié aux USA, puis repris par la revue "Organise"
de l'Anarchist Federation, situe le renouveau politique US dans
l'histoire des mouvements sociaux américains. Il pointe
surtout l'indispensable internationalisme que les futurs mouvements
se devront de pratiquer pour avoir une chance de vaincre.
SEATTLE
: LA REVOLTE US CONTRE LA " GLOBALISATION " ?
Les mobilisations politiques de masse dans les rues ont disparu
aux USA entre 1970 et 1973. Rétrospectivement il est clair
que les années 64 à 70 ne constituaient pas une
" situation pré-révolutionnaire ", mais
quiconque a vécu ces années en militant radical
peut être excusé de l'avoir cru. Bon nombre de gens
dans les cercles dirigeants faisaient la même erreur d'appréciation.
Les insurrections urbaines de la population noire de 64 à
68, les mobilisations autonomes de la classe ouvrière (souvent
emmenées par des travailleurs noirs) de 66 à 73,
l'effondrement de l'armée américaine en Indochine,
les révoltes des étudiants et des jeunes, et l'apparition
de mouvements militants féministe, gay, écologiste
étaient autant d'indicateurs d'un séisme social
majeur. Trente ans après, les années soixante, les
" sixties ", pour la gauche comme pour la droite, planent
encore au-dessus de la société américaine
comme la fumée d'une conflagration.
La " crise du pétrole " et la récession
mondiale de 73-75 closent cette période et depuis, le mouvement
révolutionnaire aux USA comme ailleurs s'est retranché
et regroupé. Si le reflux a semblé plus profond
aux USA qu'en Europe, c'est seulement parce que le capital US
constitue le bord d'attaque du démantèlement du
vieux " contrat social " keynésien, un démantèlement
dans lequel l'Europe n'en est qu'à la moitié. Le
reflux des luttes ouvertes aux USA a été ponctué
rapidement. Mais ces luttes ont repris durement avec des actions
contre la guerre du Golfe en 90-91 ou par les émeutes de
Los Angeles en 92. Ce mouvement exprime une vaste " recomposition
" de classes dans une restructuration mondiale du capital.
Plusieurs anciennes formes de luttes, bien que couronnées
de succès, et notamment la grève sauvage, n'ont
fait que disparaître. Les mouvements des sixties étaient
internationalistes par l'esprit, mais en pratique ils dépassaient
rarement la dimension nationale. Quoique plus d'un veuille ergoter
à propos de la réalité de la " globalisation
", il est clair depuis longtemps, même pour ceux s'avouant
réformistes, que toute stratégie significative,
même au jour le jour, doit être internationale, ou
mieux, " transnationale ", dés le départ
pour qu'on puisse parler de victoire. " Penser globalement,
agir localement " peut sembler une solution, mais son résultat
concret équivaut à peu près à réagencer
les chaises longues à bord du Titanic.
Certains travailleurs chinois et américains peuvent avoir
eu une conscience plus radicale, et étaient peut-être
même plus internationalistes, au niveau de la rhétorique,
dans les années 20 qu'aujourd'hui, mais les conditions
existent aujourd'hui pour qu'ils soient contraints, dans la pratique,
à un internationalisme concret impensable dans les années
20. La nécessité d'une stratégie globale
est une idée présente et répandue depuis
longtemps, mais il a été extrêmement difficile
de la rendre opératoire. Les réformistes dans les
structures comme l'Institut d'Etudes Politiques (Institute for
Policy Studies) soutenues par quelques capitalistes, travaillent
d'arrache pied pour développer quelque chose comme un "
Keynesianisme global " et un " Etat providence global
", une fois qu'ils auront résolu le petit problème
du " separate body of armed men ", l'Etat Nation souverain,
qui n'a pas vraiment disparu. Pendant ce temps, l'administration
" centriste " Clinton a depuis 1993 poussé à
travers l'ALENA (accord de libre échange nord-américain),
l'OMC (organisation mondiale du commerce), l'accord de l'ASEAN
(traités économiques avec le sud-est asiatique),
et le désengagement dans l'aide sociale, un ensemble d'attaques
contre les travailleurs américains qui auraient rencontré
une opposition de la rue, si de telles mesures avaient été
prises par la " droite ". Tout ce que les tenants de
la globalisation demandaient a été instauré.
Les travailleurs américains ont réagi à cette
situation de façons contradictoires. Il y a, depuis longtemps,
un fort sentiment protectionniste parmi les travailleurs américains
: " Achetez américain ", " Sauvez les emplois
américains ", " Garez votre Toyota à Tokyo
", un soutien à la législation anti-immigrés,
des violences épisodiques contre les asiatiques, une exécrable
propagande anti-mexicaine des Teamsters (syndicat de camionneurs),
la campagne " anti-dépotoir " de l'USW's (United
Steel Workers - les travailleurs américains du secteur
de l'acier), ou la base électorale prolétaire pour
la " forteresse America " de Buchanan (candidat US aux
présidentielles) en sont autant d'illustrations répugnantes.
Au bout du compte ces attitudes se résument à l'idée
suivante : licenciez les autres, ou n'embauchez pas les autres,
et sauvez mon job, sans parler d'une bonne dose de racisme anti-asiatique
et anti-latino. De nombreux travailleurs ont été
amenés à soutenir leurs employeurs, littéralement
cernés par les importations, et ont concédé
d'importants reculs sur cette base.
D'un autre côté, des syndicats traditionnels comme
l'UAW (travailleurs unifiés de l'automobile) tout comme
des groupes oppositionnels réformistes " respectables
" comme Labor Notes ont fait de sérieuses tentatives
pour s'adjoindre le soutien de travailleurs au Mexique, en Asie
ou en Europe, mais strictement dans un cadre syndical et souvent
dans une perspective corporatiste. Il y a eu certaines mobilisations
coordonnées sur l'emploi dans l'automobile entre les USA
et le Mexique, ou bien la campagne Bridgestone-Firestone des travailleurs
américains et japonais. Mais toutes ces actions ont été
strictement contrôlées par des factions de bureaucrates
syndicaux, détenant ou non le pouvoir, et représentent
l'extension à l'échelle mondiale d'un réformisme
syndical sectoriel.
Il y a une demande aux USA, y compris parmi certains travailleurs
américains, (apparue au cours de la campagne contre l'ALENA
ou pendant la procédure législative rapide de 1995)
pour un DIFFERENT TYPE D'INTERNATIONALISME que celui proposé
par la classe dominante mondiale ou par les timides actions des
syndicats officiels qui acceptent sans questionnement la structure
du capitalisme. Si, comme cela semble le cas, l'économie
mondiale a commencé une " mise à niveau négative
" par le bas pour les travailleurs, alors un type différent
d'internationalisme signifierait la création d'une situation
pour une " mise à niveau positive " , dans laquelle
les travailleurs pourraient concrètement lutter pour leurs
propres intérêts sur la base d'une CLASSE POUR ELLE-MÊME,
d'une façon qui implicitement, ou encore mieux, explicitement,
reconnaisse l'unité pratique des intérêts
des travailleurs aux USA et en Chine, au Japon et au Bangladesh,
en Italie et en Albanie. Puisque la société, comme
la nature, a horreur du vide, sans une telle perspective, les
protectionnistes et/ou les anti-protectionnistes, les réformistes
internationalistes se précipiteront et contribueront à
un nouveau remaniement du système contre le prolétariat,
dans une version capitaliste de " la somme qui ne peut jamais
être la totalité ", comme le disait souvent
Bordiga.
D'un point de vue révolutionnaire, il est facile d'être
sceptique à propos des événements de Seattle.
Les participants américains, à la fois parmi les
contingents syndicaux et les groupes d'action directe, étaient
massivement blancs, dans un pays dont 30% de la population est
aujourd'hui constituée par des gens de couleur. Le slogan
" Oui à l'échange équitable, non au
libre échange " pourrait certainement être vu
comme une variante gentiment édulcorée de protectionnisme
par ceux (et il y en avait beaucoup) qui l'appellent de leurs
vux. La hargne essentielle des manifestants était
suscitée par la possibilité très réelle
que de petits groupes appointées par des corporations transnationales
décident d'accords et de lois sur l'environnement et le
travail. Mais derrière cette motivation se cachait pour
certains l'idée que les bureaucrates chinois auraient une
telle influence. Des travailleurs de la sidérurgie jetèrent
dans le port de Seattle de l'acier étranger et d'autres
organisèrent un thé, une " Seattle Tea Party
" contre les importations étrangères, avec
la Chine comme cible principale évidente. Peu questionnaient
en vociférant l'impact négatif de l'entrée
dans l'OMC des travailleurs CHINOIS, qui évidemment ne
pouvaient pas être présents.
Tout le temps, la bureaucratie syndicale a contrôlé
fermement les contingents de travailleurs, (déterminés,
et ils y sont parvenus, à ne mener rien d'autre qu'un défilé
pacifique, discipliné et rassurant, indépendant
à défaut d'être indifférent, des "
cinglés " des groupes d'action directe), et peu sinon
aucun des travailleurs, n'a remis en cause sérieusement
ce contrôle. L'animosité de la direction Sweeney
de l'AFL-CIO est due au sentiment de " trahison " causé
par le récent accord sino-américain sur l'entrée
de la Chine dans l'OMC. L'échec du sommet de Seattle a
permis aux Démocrates, en pleine année électorale,
de ne pas devoir peser lourdement pour l'entrée de la Chine
dans l'OMC, alors que les syndicats de l'acier et des camionneurs
avaient en chur clairement soutenu l'option protectionniste.
Les gentilles déclarations de Clinton à propos des
droits des manifestants doivent être replacées dans
ce contexte, notamment après que l'on ait su que des pressions
puissantes dans les sphères dirigeantes soient intervenues
dans le sens d'une répression dure, quand la police a perdu
le contrôle le premier jour, et que des unités de
renseignement de l'armée américaine déguisées
en manifestants se sont mises en place sur toute la zone avec
des caméras dissimulées sur le revers des vêtements
et tout le nouvel attirail de la technotronique, " nouveau
paradigme " de la surveillance. Dans la région de
Boston où je vis, la plupart des mouvements de l'après-Seattle
ont un contenu encore plus ouvertement protectionniste, avec des
slogans répugnants comme " Plus un seul job US au
Mexique ", et je doute que cela soit exceptionnel.
Toutefois, malgré tous ces éléments de conscience
" inégale ", d'esprit de clocher ou simplement
réactionnaires qu'il a pu révéler, on doit
caractériser l'événement de Seattle comme
une percée. Le manque patent de préparation officielle
de ce qui s'est passé avait une singularité unique
( plus aucun sommet commercial international n'aura lieu, où
que ce soit, avec si peu de préparation pour une répression
dure), ouvrant justement sur cet élément d'inconnu
et d'imprévisibilité qui caractérise une
situation momentanément au-delà de tout contrôle
manipulateur, que ce soit par l'Etat ou les syndicats ou la "
gauche ", quand pour un moment le pouvoir est " dans
la rue ". En 24 heures, Seattle a déchiré l'unanimité
sans fausse note du " débat public " acceptable
concernant les évènements économiques internationaux
depuis les vingt dernières années, sinon plus. Des
millions de gens qui n'avaient jamais entendu parler de l'OMC
ont appris son existence, son action, et plus à fond que
ne pourraient le faire des décennies d'opposition pacifique
et de discussions de cercles de réflexion. Même des
travailleurs américains pour un protectionnisme dur, se
retrouvaient mêlés dans les rues avec des activistes
mais aussi des militants ouvriers d'une centaine de pays, et devaient
se confronter à l'aspect humain des producteurs d' "
importations étrangères ", d'une façon
inédite et à une telle échelle dans un cadre
aussi ouvert (en comparaison des assommantes conférences
internationales syndicales des délégations bureaucratiques).
Camionneurs, amazones aux seins nus, guerrières lesbiennes
et défenseurs des arbres étaient jetés ensemble
et parlaient, à une échelle sans précédent
(pour les USA). Les évènements de Seattle ont donné
un but concret aux adversaires de forces apparemment abstraites,
avec une action importante à un niveau approprié
si difficile depuis si longtemps. Dans les différents récits
des personnes qui y étaient, et dans les matériaux
que j'ai pu collecter, il y avait une authentique bouffée
d'éveil spontané , dans la chaleur de la confrontation,
au pouvoir de l'Etat et du Capital qui n'a pas été
vu aux USA depuis les sixties, une manifestation véritable
par les masses en mouvement de la vérité de la onzième
thèse sur Feuerbach, à savoir que le matérialisme
classique " ne considère pas l'activité voluptueuse
comme objective ". La grande majorité des manifestants
à Seattle, particulièrement dans les contingents
de l'action directe, n'étaient pas nés ou étaient
des enfants à la fin des sixties, et n'avaient jamais expérimenté
leur propre pouvoir dans la rue de cette façon, nulle part.
Aussi banal que cela puisse sonner pour le petit nombre de militants
des sixties qui se considèrent encore eux-mêmes comme
des révolutionnaires, et qui sont fatigués d'être
passés par tout cela déjà, le premier matraquage,
la première lacrymo, voir les policiers devenir fous furieux
contre des gens détenus dans un fourgon cellulaire, une
première expérience concrète de ce que les
" droits " bourgeois signifient réellement quand
l'état les met en miettes dans le cadre d'une confrontation,
tout cela est un franchissement irréversible d'un seuil,
une expérience irremplaçable du pouvoir collectif
et du rôle de ceux qui ont pour travail de le réprimer.
Les personnes qui ont vécu cela ne pourront jamais être
les mêmes, quelques soient la conscience ou les intentions
qui les amenaient à Seattle.
La brève et éphémère ouverture du
sentiment que " rien ne pourra plus être pareil "
expérimentée par certains à Seattle - et
ce qui a suivi Seattle - se refermera rapidement (comme cela fut
le cas pour les émeutes de Los Angeles, ou pour la vague
de grèves en décembre 95 en France, rapidement clos)
sans une réelle stratégie internationaliste. Cet
internationalisme intègrerait les critiques du travail
d'esclave en Chine ou celui des enfants en Inde, ainsi qu'une
critique en actes de la prolifération accélérée
des ateliers de sueur et du travail des prisonniers aux USA. Cette
perspective incluant les couches les plus opprimées de
la classe ouvrière et ses alliés est toujours un
garde-fou contre le sectarisme, y compris ses variantes militantes,
qui installe les conditions pour un remaniement " réformiste
" des cartes capitalistes, comme cela s'est passé
dans les années 30 et 40. Depuis que l'année 73
a fermé pour toujours l'ère de l'action directe
autonome significative dans un atelier d'usine, le mouvement des
travailleurs US et de nombreux autres pays a tâtonné
vers un nouveau terrain concret sur lequel mener autre chose que
des batailles locales perdues d'avance contre des plans de fermeture
et de licenciement, ou des mobilisations réactionnaires
demandant en fait que les licenciements aient lieu " quelque
part ailleurs ". Par leur mobilité globale très
poussée, les capitalistes ont gagné une manche sur
le monde de la classe ouvrière qui n'est pas encore sortie
de plus de 25 ans de luttes défensives ou perdues. Si Seattle
est dans les faits un tournant positif après lequel l'histoire
pourrait effectivement changer, cela peut seulement être
sur la voie d'une consolidation et d'un élargissement notable
de ce terrain.
Loren Goldner
(lgoldner@alum.mit.edu)
13 janvier 2000
The bad days will end
n°1, septembre 2000
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[Ce texte a été traduit par lOCL Nantes le
20/09/00, puis est paru dans Courant Alternatif n°102,
octobre 2000, pp. 7-9]