" Dans le marécage, limites et perspectives de la répression anti-anarchiste"
éd. La conjuration des Ego, juin 2000, 50 pages

SUNLIGHTS ET MARÉCAGES
Notes sur un document révolutionnaire


CE QUI PRÉCÈDE est un document révolutionnaire. Malgré les modestes moyens culturels dont disposent ses auteurs, ce rapport appartient à l'ensemble des grands textes politiques sur la nature réelle du pouvoir. Révolutionnaire, bien évidemment, dans un sens particulier.

A certaines époques, il est arrivé que leur intelligence personnelle jointe à des circonstances historiques particulières, ait poussé certains puissants ou défenseurs des puissants à trop parler. Dans l'art de gouverner, on parle trop lorsque les mensonges d'une stratégie de domination sont décrits de manière non mensongère ou lorsque l'idéologie est expliquée sur un mode non idéologique. Le tyran Critias parlait trop quand il disait que les Dieux n'existent pas, que la religion est un instrumentum regni (instrument de domination). En tant qu'homme d'Etat, il avait besoin de la religion comme technique politique (réalité) et d'un discours religieux sur la religion (mensonge). En disant que les maîtres ont besoin de Dieu, le maître Critias servait l'intérêt de ses esclaves. En ce sens, ses thèses sur la religion étaient révolutionnaires. Mais pas qu'en ce sens. La justification morale du pouvoir n'est pas seulement une arme contre les sujets, mais aussi une nécessité pour ainsi dire existentielle des puissants eux-mêmes. Un regard lucide sur le monde, lorsqu'on exploite et on domine les hommes, n'est pas un poids facile à porter. C'est alors que les maîtres ont besoin de se créer un système de saintes causes pour justifier à leurs propres yeux ce qu'ils font. La religion a toujours satisfait cette exigence. Sa défense du travail comme moyen de rédemption pour l'homme, par exemple, s'adresse aussi bien aux exploités qu'aux exploiteurs. Le privilégié reçoit ses propres valeurs d'une tradition consolidée exactement au même titre que l'exclu. L'idéologie cherche ensuite à unifier en une morale unique ce qui est opposé dans la vie.

Une institution de pouvoir formée uniquement par des Critias est impensable. De la même manière cependant, une domination régie par des Socrate (disposés à mener la défense éthique de la loi jusqu'au sacrifice et la ciguë) est impensable également. Les puissants doivent savoir distinguer la réalité des mensonges qu'ils racontent pour la cacher. Lorsqu'ils finissent par croire en l'idéologie qu'ils ont créée pour dominer, alors aucune stratégie de domination n'est possible. Si l'on finit par croire que les lois servent au bien de l'humanité on ne peut certainement pas faire long feu comme homme d'Etat ou d'affaires. Lorsque la confusion devient excessive, il arrive souvent que quelqu'un - pour distinguer la réalité de ce qui n'est qu'idéologie, ou simplement pour des intérêts personnels -parle trop. Gorgias parlait trop lorsqu'il disait que la rhétorique, qui « le discours faux transforme en vrai », est la base de la politique. Tite Live parlait trop lorsqu'il disait - expliquant ainsi avec plusieurs siècles d'avance le jeu de l'opposition parlementaire - que l'institution du tribunat de la plèbe devait servir à contrebalancer l'effort de guerre par l'illusion de la participation politique populaire. Machiavel parlait trop quand il disait, mettant à part tout esprit socratique, que pour gouverner « il faut soit flatter les hommes soit les écraser » . Hobbes parlait trop quand il déclarait que les lois, sans l'épée, ne sont que des mots creux ; que l'obéissance des sujets s'obtient à la fois par des garanties de sécurité et par la crainte. Bacon parlait trop quand, pour contrôler les citoyens, il proposait de remplir les rues de mouchards en civil à la solde du gouvernement. Baltasar Graciàn parlait trop lorsque, inaugurant la grande école jésuite des éleveurs de tyrans, il conseillait aux gouvernants l'art de prudence et de dissimulation. Ont trop parlés également Mazarin, Clausewitz, Tocqueville (à sa manière) et de Maistre. Et pour une oreille attentive, Hegel n'a fait que trop parler. Spengler a trop parlé en voulant ôter à la bourgeoisie toute idée de progrès et de pacifisme hypocrite. Il en est de même pour Giuseppe Rensi, qui alla jusqu'à dire, en pleine ivresse d'universalisme néo-idéaliste, que le pouvoir devait être défendu par le soutien de son arbitraire absolu. Dans quelle mesure tous ceux-ci ont servi leurs patrons ou bien, indirectement, les exploités, cela a dépendu de multiples facteurs dont la publicité de leurs idées n'est pas le moindre.

Parallèlement à cette voie minoritaire, s'est développée celle des Socrate (pour en citer quelques uns : Platon, Aristote, Kant, Rousseau), toujours prêts à cacher, pour des raisons morales, la véritable nature du pouvoir. Ce n'est pas qu'on ne puisse pas trouver chez ces derniers des idées épouvantablement répressives (au contraire : la défense vertueuse de l'autorité dépasse parfois les sommets de tout machiavélisme). Mais leur préoccupation est de camoufler derrière des valeurs éthiques la réelle technologie du pouvoir. Or, la culture de gauche, qui s'y connaît en matière de valeurs, a frappé d'excommunication toute la lignée des Gorgias (sauf là où elle a pu intervenir avec ses interprétations falsificatrices, comme à propos de Machiavel, qui au nom de la « duplicité» du Prince serait un auteur ironique !). Les belles âmes, en effet, se scandalisent moins de l'oppression que du fait de la nommer. Les exemples historiques que l'on pourrait citer sont bien trop nombreux. Prenons la défense que cette canaille de Bernstein fit de l'opportunisme social-démocrate. En réalité, en abandonnant toute idée révolutionnaire comme « anti-scientifique », en défendant la seule stratégie parlementaire comme instrument d'émancipation, en souhaitant la conquête progressive du pouvoir à travers le contrôle complet des syndicats, Bernstein ne faisait que transcrire dans la sphère du concept la pratique réelle du parti social-démocrate, la collaboration ouverte de ses dirigeants avec la bourgeoisie. Lénine et Rosa Luxembourg n'attaquèrent pourtant pas la réalité de la social-démocratie, mais plutôt le « révisionnisme anti-marxiste » de Bernstein qui en était l'expression. C'est-à-dire qu'ils préféraient que la phraséologie révolutionnaire continuât à couvrir le réformisme concret et affairiste du parti. Le débat de l'époque explique par avance le mensonge bolchevik, la version extrémiste du réformisme social-démocrate. Le mouvement révolutionnaire continua malheureusement à ne pas vouloir comprendre que Bernstein devait être combattu justement parce qu'il avait raison - et ce fut le nazisme.

Il faut étudier Graciàn ou Spengler parce qu'ils défendent clairement le Prince à qui ils demandent un regard lucide et une poigne ferme. Les âmes pieuses ont, au contraire, un mode tout particulier de servir le peuple (1) : lui passer de fausses informations. Socrate ne comprenait pas que celui qui disait la vérité sur le pouvoir dans l'assemblée citoyenne c'était Gorgias, et non lui. Le problème avec les Socrate, c'est qu'ils finissent par croire à la moralité de la matraque. La gauche au pouvoir n'est pas moins imbécile. Le stalinisme est l'exemple parfait de l'idéologie qui se court-circuite.

La capacité à distinguer entre réalité et idéologie est fournie par la culture. Pour assumer cette fonction, la culture s'expose toutefois au risque d'être utilisée par les ennemis, c'est-à-dire les exploités. Evidemment, la division entre travail intellectuel et travail manuel s'emploie à répartir la connaissance sur un mode socialement adéquat, c'est-à-dire hiérarchique. Cela dit, les transformations économiques et sociales, avec la démocratisation du pouvoir qui en découle, ont fait qu'on ne peut réduire à l'infini les moyens culturels des exploités sans réduire en même temps la culture dans sa globalité. Les connaissances technologiques spécialisées, sur lesquelles se base la nouvelle séparation de classes, ne suffisent pas à former une culture, et donc - comme on l'a dit - une stratégie de domination. Par exemple, l'ignorance historique est fatale en ce qui concerne l'usage de la répression : même le sacrifice, le contrôle et la récupération ont besoin de cohérence. Mais une société lancée tel un kamikaze vers le Néant, peut-elle se préoccuper du passé ?

Tout cela pour dire que le pouvoir n'a jamais été aussi puissant et en même temps aussi stupide. N'étant pas préparés au mensonge stratégique, et ne voulant pas non plus être pris en flagrant délit d'ignorance, de plus en plus souvent les maîtres racontent n'importe quoi. Heureusement pour eux, ils peuvent encore compter sur l'obéissance d'un peuple de stoïciens.

Le rapport du ROS est un document théorique révolutionnaire. Evidemment, les auteurs ne sont pas particulièrement doués. Qui sait ce que peut bien vouloir dire, par exemple, « concours psychique » à un attentat (p. 12). Ce dont ils ne manquent pas, en revanche, c'est d'un réalisme policier. Ils nous disent par ailleurs que les personnes à transformer en « repentis » doivent être psychiquement malléables (p. 11), exactement comme les métaux que l'on travaille à sa guise et surtout sans laisser de traces. En somme, en fonction de leurs capacités, les sieurs Pagliccia, Costantini, Finotti, Brizzi, Misserendino, Sorrenti et Guida (bizarrement, ce dernier porte le même nom que l'un des policiers qui assassinèrent l'anarchiste Pinelli) ont fournit au Prince leur contribution - en parlant clair.

Révolutionnaire, disions-nous. Avant tout parce qu'il confirme exactement ce que nous disons depuis des mois à propos de l'enquête judiciaire fabriquée par le juge Marini. En lisant les pages qui précèdent, on comprend qui sont les véritables théoriciens de la « bande armée » que les enquêteurs collent sur le dos de dizaines d'anarchistes. Les carabiniers expliquent noir sur blanc que toute méthode est licite pour se débarrasser des individus gênants et pour empêcher toute diffusion des idées subversives. Ceci nous permet de voir la manière dont les coups montés policiers sont étudiés sur papier, comment la réalité se trouve opportunément falsifiée, comment on repère et on dresse les personnes auxquelles faire jouer le rôle de « repentis » quand les preuves fabriquées ne suffisent plus. Pratiques dégoûtantes ! Dignes de fonctionnaires aussi serviles que privés de dignité. Bien sûr, pour les anarchistes ce n'est ni une nouveauté ni quelque chose d'étonnant. La Justice est un des fondements de l'Etat, de la société fondée sur l'argent et sur la division en classes. Les lois servent à l'autorité et aux patrons pour imposer et défendre leur pouvoir. Quand celles-ci sont insuffisantes, ils s'en débarrassent joliment. Le code pénal, à la différence d'une liste de prix, ne peut pas être renouvelé continuellement. La vie des exploités, qui n'est jamais définitivement domptée ne peut être emprisonnée, une fois pour toutes, dans les interdictions et les permissions légales. Les mêmes normes disciplinaires de la société dépassent le cadre des lois. Tout comme il existe des activités économiques illégales totalement normalisées et nécessaires au marché (trafic de drogue, recel, recyclage de l'argent dit sale, etc.), l'Etat fait de mille inégalités politiques une norme. La répression agit de même. Tout ceci surprendra les âmes pieuses qui croient au spectacle de juges incorruptibles qui nous défendent des puissants et des escrocs, certainement pas ceux qui voudraient se débarrasser de tout uniforme et de toute toge. Avec tout cela, ça fait néanmoins un certain effet de voir comment les rédacteurs de la note informative « se permettent de suggérer », pour parler comme eux, les falsifications les plus crapuleuses.

Voici l'enquête Marini résumée en peu de lignes : « Comme prévu, NAMSETCHI [la « repentie »] a révélé n'avoir aucune propension pour l'idéologie anarchiste et a admis traverser une période difficile, se déclarant disposée à apporter n'importe quelle contribution aux enquêtes des carabiniers. S'ouvre désormais la possibilité de cristalliser enfin toutes les enquêtes conduites sur le compte de la subversion anarchiste ces dix/quinze dernières années, qui jusqu'à aujourd'hui n 'avaient pas donné de résultats satisfaisants du point de vue pénal (..). En particulier on voit se profiler la probabilité de pouvoir opérer efficacement des précisions sur NAMSETCHI, reconnue comme un élément vulnérable et psychiquement malléable (..). Si le témoignage à charge ne devait pas assumer un caractère suffisamment probatoire, on peut envisager une déclaration de repentir [chiamata di correità] (..). Ceci nous permet de suggérer la reconstitution d'activités criminelles comme les hold-ups de la zone de Trento (..). La reconnaissance qui en suivrait par le tribunal en charge de l'affaire de la légitimité de NAMSETCHI permettrait d'envisager le délit de bande année ou même seulement celui d'association subversive pour tous les anarchistes (..) apportant comme éléments à charge déterminants les déclara dons de NAMSETCHI » (p. 11). La confirmation contenue dans ces quelques passages de tout ce que nous avons dit dans les journaux, les tracts, les affiches, les dossiers, les conférences, lors des interventions sur la place publique, est totalement irréfutable ; les mensonges de l'enquête sont tellement vrais - que l'on pourrait quasiment douter de l'authenticité du texte. En fait, il est authentique, comme le démontrent aussi les tentatives répétées des carabiniers pour le faire disparaître (le fait que l'enquête pour déterminer l'authenticité du texte soit confiée aux mêmes carabiniers du ROS, qui l'ont écrit, est également remarquable). Les belles âmes, encore une fois, seront plus scandalisées part le scandale du « rapport » que par la réelle nature du pouvoir que celui-ci dévoile. Les Socrate voient tout, sauf l'évidence.

Les carabiniers parlent trop, donc ils rendent un service aux anarchistes. Evidemment, ils parlent trop, dans ce cas, parce que nous n'aurions jamais dû lire leur « note de service » . Mais la Fortune (sous forme de quelques rivalités et querelles de Cour) encore une fois vient en aide aux rebelles. S'agissant des carabiniers, le ROS réussit à mentir même dans ses informations réservées. Par exemple quand il dit que les publications anarchistes sont « à circulation interne » (p. 8), alors que l'on sait qu'elles sont diffusées le plus largement possible. Mais il s'agit là plus d'ignorance et d'étroitesse d'esprit. Dans son ensemble, le document est suffisamment clair et absolument véridique. La valeur révolutionnaire de la parole des flics prend donc un relief tout particulier.

Mais pas seulement parce qu'elle démontre que Marini ment. Son intérêt réside par-dessus tout dans le fait qu'elle révèle, en négatif, ce que le pouvoir craint. Qu'est-ce qui « ne peut absolument pas être ultérieurement toléré » d'après le ROS ? La diffusion publique des idées insurrectionnalistes, contre laquelle le code démocratique ne fournit pas de mesures répressives adéquates ; les centaines d'actions d'attaque, principalement privées de revendications, contre les structures du pouvoir lors de ces dix dernières années ; un ensemble de rapports et de luttes sociales qui ne sont pas directement criminalisables ; la solidarité entre anarchistes.

Le cadre délimité par les carabiniers éclaire mieux le discours sur l'insurrection, les sigles et l'organisation anarchiste spécifique, que ne l'a fait le débat entre compagnons. Les auteurs du document disent clairement qu'ils ont besoin d'une organisation armée formalisée à qui attribuer tous les actes de révolte qu'ils n'arrivent pas à réprimer parce qu'ils se trouvent « dans les marécages de l'anonymat politique » (p. 5). La question dépasse le terrain pénal, et implique la capacité même de l'Etat à comprendre le projet révolutionnaire. Ce que craint le pouvoir, c'est la révolte diffuse, impossible à reconduire sur le terrain politique ou militaire. L'existence de structures organisées non liées aux échéances de luttes et qui revendiquent avec leurs propres sigles les actions d'attaque, offrent des éléments majeurs de « décodification », et de séparation des anarchistes des pratiques subversives réelles des exploités.

Le révolutionnaire cherche parfois à dépasser la distance qui le sépare des conflits sociaux à travers la magie des mots. S'il écrit un livre, il dira que ses thèses sont déjà dans la tête de tous les exploités ; s'il passe à l'attaque d'une structure de l'Etat et du capital il dira qu'il participe « au processus général d'auto-organisation subversive insurrectionnelle que les prolétarisés en révolte se donnent ». Mais où est ce processus ? S'en aperçoit-il vraiment, notre révolutionnaire, quand quelque chose bouge

Quand la révolte sociale ne semble pas guetter au coin de la rue (mais peut-être juste un peu plus loin, comme le démontrent des faits récents), devrait-on attendre ou se limiter à diffuser, on ne sait pas trop comment, les idées ? L'auteur de ces lignes pense que non. L'offensive est toujours un fait positif et constitue en elle-même une contribution théorique et méthodologique. Mais qu'on agisse seul ou avec des compagnons sur une base affinitaire, nul n'est besoin de se considérer comme les derniers des mohicans de la révolte, ni de cacher notre isolement par l'illusion d'être déjà dans une pratique insurrectionnelle diffuse. Pour agir, il n'est point nécessaire de prétendre être ni une avant-garde ni un dépassement réel des luttes sociales. Il suffit de se considérer en tant qu'exploités parmi les exploités ; des exploités qui veulent en finir avec le pouvoir et l'exploitation. La révolte n'a pas besoin d'autres justifications. Ainsi le discours de classe forme un tout, dans ses limites et ses perspectives, avec nos projets subversifs individuels. Rien de plus, rien de moins. Toujours que, bien entendu, on ne pense pas que les anarchistes puissent détruire l'Etat et le capital tous seuls.

Qui sait pourquoi, en fait, quand une organisation revendique des actions destructrices en tous points similaires à d'autres, jamais sortie du « marécage de l'anonymat » ou du moins pas avec un programme organisationnel, soudain, comme par magie, les offensives deviennent des sauts qualitatifs dans « la lutte armée », la rencontre réalisée avec « les luttes prolétariennes » . Pourquoi ? Pouvoir des sigles ?

A un certain point de la note informative (p. 8), il est question « d'une organisation révolutionnaire anarchiste jusqu'au-boutiste insurrectionnaliste qui, même si c'est atténué par l'initiative laissée à l'individu, se pose toutefois sur une position inévitablement en contraste avec la doctrine anarchiste classique». Bien sûr, pour ceux qui pensent que tous les individus doivent obligatoirement s'organiser comme les carabiniers, l'initiative personnelle ne peut qu'être laissée aux individus avec le risque inévitable d'« atténuer toute efficacité organisationnelle. Mais pour les anarchistes, qui ne sont pas fidèles à ira vers les siècles la liberté de chacun est la base de tout rapport. Dans ce cas, la stupidité autoritaire est révélatrice. Le pouvoir démocratique a compris, même à travers les fonctionnaires de l'armée, que la répression se nourrit de tout, même des idées anarchistes. Le ROS fait appel même à la « doctrine anarchiste classique » pour discréditer toute hypothèse insurrectionnaliste. Qui est pour l'insurrection doit obligatoirement être pour l'organisation autoritaire, ou tout au moins « pour les hiérarchies de fait » (p. 1). Encore une fois, le problème des organes de répression n'est pas seulement celui de s'inventer une belle « bande armée » par commodité judiciaire (des années et des années de prison sans accusations spécifiques - pouvoir des « délits d'association »), mais aussi celui, théorique et stratégique, d'amener les subversifs sur le terrain que l'Etat connaît et sur lequel il a déjà gagné. La pratique des subversifs et les révoltes des exploités en colère, le pouvoir veut les voir. De même que Dante et les théologiens médiévaux craignaient la forêt (lieu de perdition, symbole des passions et d'étranges correspondances, enchevêtrement dans lequel la Raison se meut avec peine), de même l'Etat craint les marécages : on ne sait jamais ce qui peut en sortir. L'Etat veut connaître les possibilités insurrectionnelles avant qu'elles ne se concrétisent. Il a besoin d'une organisation insurrectionnaliste qui soit une référence quantitative et formelle. En l'absence de quoi, les luttes diffuses (occupation des espaces, initiatives scandaleuses, débats, manifestations de solidarité, etc.) sont un « amas » (p. 7), un immense marécage. Les idées peuvent devenir des actions et vice-versa, en un échange continu et intarissable. Comment arrêter tout le monde ?


Il a régné une grande confusion autour du concept d'organisation, surtout ces derniers temps. Sans vouloir affronter le problème dans toute sa portée, ce qui importe ici c'est de distinguer entre l'organisation comme fait et l'organisation comme structure spécifique, mais également entre l'organisation « insurrectionnelle » et l'organisation « insurrectionnaliste ».

Quand, tout en soutenant la nécessité de l'insurrection, on critique l'« organisation armée spécifique », on ne critique pas l'organisation de l'action armée dans le cours du conflit insurrectionnel, ni l'utilisation des armes en dehors des périodes insurrectionnelles. Ce qui est critiqué, c'est l'existence d'une structure spécifique qui, hors des exigences temporaires d'une lutte, se revendique en tant que structure.

On nous répondra que l'organisation est une nécessité permanente de la pratique subversive. Exact. Mais pourquoi s'embarrasser d'un sigle, ce qui revient à formaliser un fait? Pourquoi transformer une occasion de discussions et d'échange pratique - ce que peut être une organisation informelle insurrectionnaliste - en une structure délibérante ?

Par « organisation insurrectionnelle », on peut comprendre soit la résolution pratique générale des problèmes posés par l'insurrection (conflit armé, approvisionnement, communication, etc.) ; soit les structures organisationnelles regroupant révolutionnaires et exploités, qui naissent au cours de la lutte « selon la situation » (p. 3). Mais dans les deux cas, il est question de quelque chose de lié à une tentative matérielle d'insurrection. A part ça, que faire d'une organisation armée spécifique ? Il vaut mieux, comme nous l'expliquent les carabiniers, le marécage de la révolte diffuse.

Cette « note informative » est un texte précieux qu'il faut diffuser le plus largement possible. Juges et carabiniers y verront le dévoilement scandaleux de leurs pratiques terroristes - et chercheront donc à en interdire la lecture. Les hommes et femmes de cœur et de courage y trouveront les éléments suffisants pour prétendre, comme nous, à la libération de tous les anarchistes séquestrés par ce menteur de Marini ; en outre, ils pourront y trouver - ce qui importe le plus - l'occasion de réfléchir sur la nature réelle des lois, de la Justice, du pouvoir. Les compagnons y trouveront des informations utiles pour aiguiser armes et désirs et continuer la lutte sans « la moindre esquisse de dialogue avec les Institutions » (p. 8).

1) Servire il popolo était un groupe maoïste italien de la fin des années 60.
2) Fedeli nei secoli est la devise des carabiniers pour souligner leur obéissance à l'Etat.

Traduction d'un texte paru dans Il ROS è nudo. Conte si fabbrica un 'inchiesta giudiziaria, NN [c.p. 52 - 11026 Pont St. Martin (AO)], octobre 1997, 40 pp.