" Dans le marécage, limites et perspectives de la répression anti-anarchiste"
éd. La conjuration des Ego, juin 2000, 50 pages

Déclaration de Massimo Passamani le 25 juillet 1997
devant la chambre d'accusation de Paris


LA JUSTICE ITALIENNE me poursuit simplement parce que je suis anarchiste. Elle m'accuse d'une chose qui n'a rien à voir avec moi, et ce pour des raisons de principe et de fait. Les raisons de principe ; une bande armée clandestine avec un chef, une hiérarchie, des rôles compartimentés et un organigramme militaire est incompatible avec l'anarchisme : en tant qu'anarchiste, je suis et je serais toujours contre toute hiérarchie et tout pouvoir, même si ceux-ci se déclarent révolutionnaires, prétendument révolutionnaires. Les raisons de fait ; il n'y a aucune accusation spécifique contre moi, mais seulement la prétendue appartenance à une « bande armée » qui n'existe pas. En absence des faits, il a fallu m'attribuer une fonction - pas de « bande » sans rôles - et me confier, sur la base d'une lettre opportunément tronquée, la « caisse » de l' « Organisation » . Ce qui porte à rien moins que trois le nombre de supposés « caissiers » !

Or, si on lève l'accusation de « bande armée » - accusation fausse non seulement à mon encontre, mais aussi à celui de tous les anarchistes mis sous enquête avec moi -, restent uniquement les faits ; eh bien, contre moi la justice italienne ne porte qu'un fait : mon individualité d'anarchiste. Tout ceci rappelle singulièrement la condition de Joseph K. dans Le procès de Kafka : l'accusé ne peut se défendre parce qu'il n'y a aucune accusation concrète contre lui.

Mais le meilleur moyen de démonter, au moins sur le plan logique, cette construction judiciaire, est de suivre les méandres de l'enquête même. Si, par exemple, nous prenons la définition que donne le code pénal italien en ses articles 270 et 270 bis de l'« association subversive » et de l'« association à but terroriste », nous y trouvons la plus parfaite négation de l'union entre anarchistes. Le code, en effet, parle de « lien associatif formellement distinct de chaque participant », ce qui suppose une association stabilisée au-delà des individus qui la composent : l'association est le but, les individus l'occasion. Pour moi, à l'inverse, l'individu, dans son irréductible unicité, est le centre, l'union seulement la méthode, l'occasion - jamais donc un lien, une fin pour laquelle se sacrifier, une collectivité abstraite à laquelle jurer obédience. Je suis un rebelle qui trouve ses propres compagnons sur la base de l'affinité, c'est-à-dire de la différence, et qui s'unit à ceux-ci sans drapeaux ni programmes. Pour nous unir, mes possibles compagnons et moi-même, il n'est que la connaissance réciproque, la sympathie et les circonstances de lutte. Dans les luttes les unions naissent et se dissolvent, sans recherche d'un consensus de manœuvre pour grossir les rangs d'une organisation, d'une bande, d'un parti. Ce que veulent dire « groupe d'affinité » et « organisation informelle » .

Les enquêteurs se sont donc retrouvés sans aucun sigle que ce soit pouvant justifier l'hypothèse a priori d'une structure politico-militaire, un « lien formellement distinct de chaque participant » . Ainsi ils ont été contraints d'utiliser comme nom de la prétendue « bande armée » le titre du paragraphe d'un article (Nuove svolte del capitalismo [nouveaux tournants du capitalisme], de A.M. Bonanno) paru dans un journal anarchiste à diffusion, comme toujours, publique. Alors, nonobstant le fait que tel article - considéré comme le programme de base de l' O.R.A.I., et donc comme son commencement - fut écrit deux ans après la découverte des armes attribuées par les enquêteurs à cette même « Organisation » ; nonobstant le fait que ce texte ait servi de base à des conférences tenues en de nombreuses universités grecques en janvier 1993 (conférences dont il est convenu de nier l'existence pour rendre cohérent le théorème accusatoire) ; nonobstant le fait que l'article en question exprime simplement les idées de son auteur, auquel répugne de prime abord l'idée de la responsabilité collective (chacun étant, pour les anarchistes, responsable de ce qu'il dit et fait personnellement) ; nonobstant le fait que la justice accuse d'être un chef - ce qui sonne comme une véritable insulte - un compagnon qui a fait de la lutte contre tous les chefs sa pratique quotidienne ; ce qu'il faut remarquer est que le texte incriminé affecte la négation la plus claire de la « bande armée » . En effet, dans l'article non seulement on explique que l' « organisation anarchiste révolutionnaire insurrectionnelle » est une méthode de lutte et non une structure spécifique (comme si l'on baptisait « approfondissement des théories anarchistes » un prétendu groupe clandestin), mais on peut y lire également ce qui suit :

« Les groupes d'affinité peuvent à leur tour contribuer à la constitution de noyaux de base. Le but de ces structures est celui de substituer, dans le contexte des luttes intermédiaires, les vieilles organisations syndicalistes de résistance, y compris celles qui persistent dans l'idéologie anarcho-syndicaliste. Le champ d'action des noyaux de base est constitué donc par les usines (pour ce qui en reste), les quartiers, les écoles, les ghettos sociaux et toutes les situations où se matérialise l'exclusion de classe, la séparation entre exclus et inclus.
« Chaque noyau de base est constitué presque toujours sous l'impulsion des anarchistes insurrectionnalistes, mais il n'est pas formé seulement par des anarchistes. Dans les assemblées autogestionnaires les anarchistes doivent développer au maximum leur rôle d'impulsion contre les objectifs de l'ennemi de classe. [..J
« Le champ d'action des groupes d'affinité et des noyaux de base est constitué par les luttes des masses. » .

Il faudrait vraiment la capacité rhétorique du grand Gorgias pour démontrer que les cellules d'une « bande armée » (tels seraient, pour les enquêteurs, les noyaux de base) pourraient remplacer les organismes syndicaux dans les quartiers, les écoles, les usines... A-t-on déjà vu une « bande armée » avec des assemblées ouvertes aux étudiants, aux travailleurs, aux exploités ? Les quelques lignes citées suffiraient pour révéler que l'unique théoricien de l' « O.RAI. » est le juge Marini. Ainsi s'explique la nécessité de recourir aux déclarations d'une « repentie » opportunément instruite pour soutenir l'existence de l'« Organisation » .
La raison de cette construction judiciaire est vite expliquée : balayer le plus grand nombre d'anarchistes le plus longtemps possible. L'accusation de « bande armée » permet de distribuer des années et des années de prison en l'absence de faits spécifiques. C'est ainsi qu'a été émis à mon encontre le mandat d'arrêt. C'est ainsi que mes compagnons sont emprisonnés en Italie.

Pour conclure, je fais remarquer que, devant la répression, de nombreux anarchistes - et moi avec eux - n'ont pas dit : « C'est une erreur, nous sommes des braves citoyens, nous sommes victimes d'un complot, nous respectons l'ordre démocratique, nous ne sommes pas révolutionnaires » . Non, la réponse a été qu'une « bande armée » est trop peu, quand il faut révolutionner le monde entier ! Chose misérable qu'une « bande armée », qui ne ferait que limiter notre désir de transformation radicale ! Pour se battre contre la politique qui rend les hommes esclaves et l'économie qui est en train de détruire la planète, point n'est besoin d'autres chefs, d'autres hiérarchies. Ce qui épouvante l'Etat, c'est l'existence d'hommes et de femmes qui, sans prétendre les diriger, poussent à la révolte les pauvres, les exploités, les exclus, en somme tous ceux à qui cet ordre social garantit seulement misère et abrutissement. Transformer des anarchistes en soldats d'une organisation militaire serait les emprisonner, plus encore qu'en prison, dans le cadre politique de la lutte pour la conquête du pouvoir et éliminer ainsi le scandale que chacun d'entre eux représente pour l'autorité : l'idée qu'on puisse la combattre sans vouloir la substituer. Mais la possibilité d'une révolte ne peut s'éliminer, même en truquant les cartes.

Dans ce monde à l'envers, les marchandises dominent les hommes, la vie est au service du travail, l'esclavage s'appelle liberté, la guerre « intervention humanitaire », le poison nourriture ; un quelconque Marini devient défenseur de la paix ; un anarchiste, c'est un « terroriste » . Il en sera toujours ainsi jusqu'au renversement du monde.

J'avoue mon crime : je suis un anarchiste, un individu qui ne veut ni commander ni être commandé. J'ai un rêve dans le cœur, et je n'ai pas sacrifié mes idées à une carrière.