" Dans le marécage, limites et perspectives de la répression anti-anarchiste"
éd. La conjuration des Ego, juin 2000, 50 pages

LE GNOME MARINI ET LE GÉANT EUROPE

Extrait d'un entretien avec Massimo Passamani - arrêté à Paris en mars 97 et relâché le 11 février 1998 dans le cadre du procès mené par Marini - à propos du contexte qui a permis la répression anti-anarchiste en Italie

Comment la presse, les organisations politiques, les groupes libertaires et autonomes ont-ils réagi vis-à-vis de cette vague d'arrestations et d'inculpations ?

Il n'y a qu'un mot pour résumer l'attitude générale vis-à-vis de cette vague répressive silence. Sauf quelques exceptions, les seuls journaux qui ont parlé de l'affaire sont ceux dont les rédacteurs étaient parmi les inculpés. Les « structures fédérées » du mouvement anarchiste se sont limitées, comme d'autres groupes, à démentir certaines affirmations des médias les concernant. D'autres encore ont pris publiquement leurs distances par rapport aux accusés. Il y a eu des émissions sur des radios libres, notamment sur Radio Black Out, qui a suivi de près les événements. En dehors des premiers jours, silence des médias. Silence du « mouvement autonome » . Pour le reste, la répression n'a fait que révéler - c'est son côté positif- les rapports affinitaires qui existaient auparavant, avec la nouveauté intéressante des compagnons étrangers qui ont créé des comités, participé aux audiences des procès, publié des journaux, traduit des textes, etc.
Avant les arrestations, des initiatives ont été organisées un peu partout : des affichages, des interventions dans les squares, des expositions itinérantes, des soirées de soutien, des débats, la publication d'un dossier à 25 000 exemplaires et l'occupation d'un quotidien national. Le Comité de Défense des Anarchistes, actuellement dissous, a diffusé les informations en Italie comme à l'étranger. Des actions d'éclat ont été menées par des squatters. Deux attaques à l'explosif, revendiquées par des anarchistes comme cadeaux à Marini et à un autre juge, ont eu lieu contre des structures militaires.
Après les arrestations, le climat au départ plutôt vivant s'est refroidi à la suite surtout des conflits entre les compagnons. Pour des raisons évidentes, j'ai vécu tout cela de loin. Les initiatives ont continué (des pamphlets, dont celui avec la note du ROS, des occupations, etc.), mais très isolées. La solidarité internationale, au contraire, n'a pas manqué. Le consulat de Malaga, en Espagne, a été occupé par des révolutionnaires armés qui ont séquestré le consul et son fils en leur faisant lire un message de solidarité aux anarchistes italiens et à tous les prisonniers. Une bombe, revendiquée par « Azione Rivoluziona Anarchica », a explosé contre le palais municipal de Milan ; cette action, pour laquelle est accusée une anarchiste actuellement en prison, a été dédiée en partie aux libertaires incarcérés. Le premier jour du procès à Rome, le 20 octobre 1997, à Athènes, un siège de la compagnie Alitalia a été attaqué à l'explosif en solidarité aux anarchistes italiens : la signature disait « lutte internationale révolutionnaire » . Dans plusieurs villes des Etats-Unis, des initiatives ont eu lieu devant des consulats et des ambassades italiens. Au mois de novembre, une manifestation s'est déroulée devant l'ambassade italienne à Hambourg. A Paris, parmi d'autres initiatives contre mon extradition et contre le coup monté de Marini, une trentaine de compagnons a occupé l'Office italien du Tourisme, en diffusant en France et à l'étranger des messages de solidarité. Une manifestation a eu lieu devant le Palais de justice le jour où la Chambre d'accusation s'est prononcée sur mon extradition. Une initiative brûlante a été menée assez récemment devant la prison d'Amsterdam.
Pour comprendre les raisons du silence et des prises de distance vis-à-vis de la répression, il faudrait connaître de près la situation italienne et faire un raisonnement assez articulé. Ces deux conditions sont ici impossibles. Je me permets donc seulement deux petites réflexions. La première, c'est qu'aucune situation d'urgence ne peut nous donner un projet que nous n'ayons déjà. Même si on est prêts à prendre des risques pour défendre des compagnons face à la répression, il n'est pas facile de savoir quoi dire et quoi faire. C'est la totalité de notre vie qui nous donne les armes. La deuxième, c'est que même l'utopie anarchiste - la plus dangereuse des idées - peut devenir un symbole conservateur comme tous les symboles. Combien d'anarchistes qui considèrent Durruti comme une espèce de héros crient au scandale si quelques compagnons sont arrêtés - comme cela est arrivé en Italie et récemment en Espagne - suite à un braquage ? Au-delà de toute béquille idéologique, ce qui fait la différence est la lucidité des passions.

Comment, malgré la répression, arriver à articuler les différentes pratiques et actions libertaires, et les réponses à la répression ?

Les lucioles on les voit parce qu'elles volent la nuit. Les anarchistes font de la lumière aux yeux de la répression parce que la société est grise comme la pacification. Le problème n'est pas les lucioles, mais bien la nuit.
En emprisonnant les libertaires, en les présentant comme des monstres, des rêveurs ou comme les derniers fantômes d'une idéologie révolutionnaire , en s'inventant des « bandes armées » pour les séparer des autres exploités et pour renouveler la fausse alternative : ou réformisme, ou barbarie ; l'Etat fait son métier. Mais la répression n'est pas seulement une réaction à ce que nous faisons, elle est aussi un projet et une pratique permanents du pouvoir. La meilleure façon de réprimer la révolte est d'étouffer le désir même de se révolter, d'incarcérer à l'avance la volonté de créer une vie différente. C'est à ça que servent les méthodes toujours plus efficaces de domestication sociale. La technologie informatique sépare de plus en plus les individus et permet une organisation de l'espace toujours plus fonctionnelle pour la domination. Les exigences de l'économie épousent celles du contrôle, et réciproquement. Avec toute sorte de cartes électroniques, par exemple, on peut suivre les déplacements des gens presque partout. La division du territoire urbain rend obligés les mouvement et faciles les interventions des flics. La présence des appareils policiers se fait plus discrète dans la mesure où les villes se transforment en immenses casernes. C'est ce type de répression préventive qui fournit la base pour la répression sélective et ciblée. La répression fait partie de la production, plus générale, de paix sociale. Et cela va de pair avec les nouvelles formes de l'intégration et de l'idéologie de la participation. Les individus qui n'ont pas une vie régulière, qui ne se laissent pas commander passivement par le travail, l'urbanisme et la publicité, deviennent toujours plus visibles. Et plus « visibles », dans l'absence généralisée des passions subversives, se font également les libertaires qui continuent à parler de destruction de l'Etat et qui ne croient pas que le pouvoir puisse se dissoudre tout seul ; qui luttent avec les exploités pour transformer des émeutes isolées en insurrections conscientes.
Le problème, encore une fois, c'est la nuit.. Agir « malgré la répression » signifie, selon moi, comprendre les modifications de l'Etat et du capital et nous donner les moyens pour nos propres projets. Prendre l'initiative, se battre avec les dépossédés contre des objectifs précis, avec nos propres contenus et nos propres méthodes. S'organiser directement, en dehors de toute représentation politique, et diffuser partout la révolte. Se rendre compte de la portée internationale des enjeux, pour établir des contacts afin de troubler les plans de mort de l'économie et des Etats. La pire des erreurs serait celle de croire bêtement que l'on est dangereux parce qu'on nous réprime. Il faut apprendre à lire la répression. Elle agit souvent à l'avance pour nous séparer, pour interdire nos rêves et nous incarcérer dans la mise en scène des images et des rôles.
Dans un projet subversif qui devient en même temps une façon de vivre ensemble, on découvre l'affinité réelle, la connaissance réciproque et la confiance qui comptent plus que n'importe quelle adhésion abstraite aux idées et aux programmes. C'est dans ce même projet passionnant que se créent, au-delà des frontières, les rapports de solidarité pour s'opposer aux pratiques répressives d'un Marini quelconque.

Peut-on rapprocher la criminalisation des anarchistes de la répression des mouvements autonomes dans les années 1970 ?

Oui et non à la fois. Oui parce que l'appareil des lois dites d'urgence est celui qui a été forgé à l'époque contre le mouvement révolutionnaire ; non parce que les conditions sociales ont beaucoup changé depuis lors. La méthode strictement policière et judiciaire est la même (sauf pour les dimensions, en ce temps-là plus massives), alors que la gestion médiatique est différente. Aujourd'hui comme à l'époque, l'Etat veut transformer des revues, des journaux, des comités de soutien, des organisations spontanées de luttes et des actes diffus de révolte en l'expression de bandes armées hiérarchisées et clandestines. Aujourd'hui comme à l'époque, l'Etat utilise des faux repentis et l'arme des « délits associatifs » pour arrêter le plus de révolutionnaires possibles en l'absence d'accusations concrètes. La différence, c'est qu'à l'époque il y avait une véritable menace subversive, tandis qu'aujourd'hui la situation apparaît plutôt pacifiée. Quand les ouvriers refusent le travail et sabotent la production ; les étudiants méprisent la « culture » et se découvrent en tant qu'exploités parmi les exploités ; les flics et les politiciens de gauche apprennent à connaître la « critique du pavé » ; le pillage est généralisé et les affrontements avec les fascistes à l'ordre du jour ; bref, quand la révolte est dans l'air et les armes dans les rues, alors pour la domination les jeux changent. A l'époque, un parlementaire de gauche déclara : « si l'on arrive pas à garantir l'ordre avec les syndicats, il faudra le garantir avec la police » . C'est exactement ce qui s'est passé. Mais comme la menace était sociale et non pas monopole de quelque groupuscule, le spectacle du pouvoir devait la supprimer en présentant la subversion comme un affrontement entre deux armées : l'Etat d'un côté, les partis combattants (genre Brigades rouges) de l'autre. L'image médiatique du « terroriste » servait à cela. Le citoyen demeurait ainsi spectateur vis-à-vis des « avant-gardes armées », et les flics faisaient le reste. Contre les « terroristes », tout moyen était justifié (les mensonges des journalistes, les provocations policières, la prison). Les « délits associatifs » - dont celui de « bande armée » - ont été créés dans ce but là. Et ils sont encore suspendus, comme une épée de Damoclès, sur les têtes des individus dangereux. Aujourd'hui, l'Etat ne craint pas un bouleversement social. Officiellement, aucune révolte contre la démocratie n'est concevable ; donc il n'existe aucune révolte. Dans les années 70, le mot « révolution », il fallait l'enterrer sous un bavardage médiatique continu. Aujourd'hui, il ne faut même pas le prononcer. « Il ne se passe rien » - tel est le mot d'ordre dominant. Voilà pourquoi le procès Marini, l'un des « procès politiques » les plus importants des quinze dernières années, est couvert par un silence médiatique total.
Une autre différence par rapport à la répression des années 70 est qu'avec l'enquête du juge Marini, peut-être pour la première fois, la Justice n'invente pas les prétendus membres d'une « bande armée » existante ; elle invente la « bande armée » elle-même.

Avec la construction de l'Europe, on peut craindre une harmonisation des pratiques de répression entre les Etats-membres. Les criminalisations de mouvements alternatifs, comme en Grèce ou en Italie, vont-elles se multiplier ?

L'harmonisation des pratiques répressives à l'échelle européenne est déjà une réalité. Officiellement, des plans comme celui de Trevi étaient des accords entre les ministres de l'Intérieur pour établir une concertation dans le traitement des problèmes d'ordre public. La thèse des squats comme chantiers du « terrorisme », par exemple, avait été élaborée dans ce cadre-là. Par rapport à l'immigration aussi, la politique est décidée au niveau international. Plus récemment, le traité de Schengen a précisé la collaboration entre les Etats dans la répression du « terrorisme » (définition des « délits associatifs », pouvoirs de la police et de l'armée, accords sur les extraditions et sur les expulsions, etc.). Sur le plan militaire, la création d'un gendarme-Europe procède d'avec le marché planétarisé, la professionnalisation des armées, les nouvelles formes d'intervention dans les conflits sociaux, les petites et grandes croisades en défense du Droit et de la civilisation. Chaque État doit montrer avant tout qu'il est capable de garantir l'ordre public. Il est évident que cela aura des conséquences sur la répression des dissidents. Même au niveau d'une législation pour la défense de la démocratie, il y a sûrement une tendance européenne. Je pense à un article de loi - le 342, si je ne me trompe pas - qui vient d'être promulgué en Belgique. En exploitant le sentiment populaire suite à l'« affaire Dutroux », l'Etat introduit une définition des « organisations criminelles » qui pourrait s'appliquer à toute forme de dissidence collective. La Belgique n'est pas un pays où la situation sociale est particulièrement chaude. Il s'agit donc d'une forme de répression préventive, d'une arme toujours prête contre tout danger de révolte. Les « délits associatifs » sont les puits sans fond de la matraque répressive.
Ce qui est important d'après moi est de comprendre que les accords « en matière de répression » ne sont pas séparables de ceux sur le travail, les syndicats, la participation démocratique, les services sociaux, la gestion écologique des nuisances, etc. La véritable unité de l'Europe est celle des marchandises et des fichiers des polices. L'informatique est ce qui permet en même temps l'éparpillement des unités productives - en démantelant les vieilles usines ainsi que les vieux affrontements de classe - et le contrôle totalitaire du territoire.
L'Italie a été souvent dans le passé un laboratoire de la contre-révolution en Europe. Les massacres d'Etat, la tragi-comédie de la démocratie à défendre contre le putsch fasciste, le mensonge des « extrémismes opposés » (« terrorisme de droite » et « terrorisme de gauche »), le système des repentis, le rôle policier des staliniens et des syndicats, la fausse guerre civile entre les partis combattants et les institutions, les mythes contre-culturels, le capital au visage alternatif - tout cela a fait école. Aujourd'hui, il n'y a pas une menace révolutionnaire visible. Néanmoins, la contre-révolution avance d'une façon préventive avec les pratiques sécuritaires. D'ailleurs, des explosions insurrectionnelles ont éclaté récemment pas loin de nos portes (je pense à l'Albanie). Contrairement à ce que disent les chantres de la société technologique et leurs faux critiques, les possibilités d'une révolte généralisée n'ont pas disparu. L'Est de l'Europe est une immense poudrière logée au cœur même du nouvel ordre mondial. Les patrons savent que ce monde n'a plus de rêves à offrir, mais seulement le constat brutal qu'il n'y a rien d autre. Cela pourrait ne pas suffire.
Une forme de répression comme celle essayée par le juge Marini est sans doute une expérimentation qui pourrait, si victorieuse, être exportée. La comparaison avec la Grèce est tout à fait pertinente. La plupart du mouvement anarchiste grec est, pour ce que j'en sais, sur des positions insurrectionnalistes. La situation sociale là-bas présente plusieurs conflits. Pas mal de compagnons participent à des luttes de masse qui prennent des formes radicales et violentes. En dehors des organismes politiques et syndicaux, ils s'organisent d'une façon informelle, selon les temps et les lieux des luttes réelles. Dans les dernières années, il y a eu souvent des arrestations, parfois même massives. Je sais qu'ils regardent d'un oeil attentif ce qui se passe en Italie.
En Allemagne aussi la police a déjà arrêté, il y a quelques années, la rédaction entière d'un journal radical. Les luttes contre le nucléaire qui échappent au contrôle des écologistes sont également réprimées. En France, l'arme des « délits associatifs » n'est pas utilisée depuis des années contre des révolutionnaires. Les accords européens et la menace des pratiques sociales radicales pourraient changer les règles du jeu. Dans d'autres pays, la situation est encore différente.
En général, pour ceux qui n'acceptent pas le dialogue avec le pouvoir, la police est toujours là. Pour les autres, l'aménagement est toujours possible. L'intégration et la répression vont de pair. La possibilité d'une « criminalisation des mouvements alternatifs » dépend, à mon avis, de cette question : alternatifs à quoi ?

Extrait de Courant alternatif n°80, juin 1998, pp. 14-16